1766-08-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Paul Guy de Chabanon.

Vous vous êtes douté, mon cher confrère, que j'étais affligé des horreurs, dont la nouvelle a pénétré dans ma retraite; vous ne vous êtes pas trompé.
Je ne saurais m'accoutumer à voir des singes métamorphosés en tigres; homo sum, cela suffit pour justifier ma douleur. Je vois avec plaisir que la vie frivole et turbulente de Paris vous déplaît, vous en sentez tout le vide, il est effrayant pour quiconque pense; vous avez heureusement deux consolations toujours prêtes, la musique et la littérature. Vous ferez votre tragédie quand votre enthousiasme vous commandera, car vous savez qu'il faut recevoir l'inspiration et ne la jamais chercher.

Vous souvenez vous que vous m'aviez parlé de made de Scallier? Il y a quelques jours qu'une dame vint dans mon ermitage avec son mari. Elle me dit qu'elle jouait un peu du violon, et qu'elle en avait un dans son carosse. Elle en joua à vous rendre jaloux si vous pouviez l'être. Ensuite elle se mit à chanter et chanta comme melle Le More, et tout cela avec une bonté, avec un air si aisé et si simple que j'étais transporté. C'était made de Scalier elle même avec son mari, qui me paraît un officier d'un grand mérite. Je fus désespéré de ne les avoir tenus qu'un jour chez moi. Si vous les voyez, je vous supplie de leur dire que je ne perdrai jamais le souvenir d'une si belle journée.

J'ai eu depuis une autre apparition de made de st Julien, la sœur du commandant de notre province. Il est vrai qu'elle ne joue pas du violon, et qu'elle ne chante point, mais elle a une imagination et une éloquence si singulières, que j'en suis encore tout émerveillé. Même bonté, même naturel, mêmes grâces que made de Scalier avec un fonds de philosophie qui est rare chez les dames. Ces deux apparitions devaient chasser les idées tristes que donne la méchanceté des hommes. Cependant, elles n'ont pas réussi. Si quelque chose peut faire cet effet sur moi, c'est votre lettre, elle m'a fait un extrême plaisir. Il m'est bien doux de voir les grands talents et la raison joints à la sensibilité du cœur.

On m'a parlé d'un Artaxerce qui a, dit on, succès. Les pauvres comédiens avaient besoin de ce secours. L'opéra comique est devenu ce me semble, le spectacle de la nation. Cela est au point que les comédiens de Genêve se préparent à venir jouer sur mon petit théâtre un opéra comique. On dit qu'ils s'en tirent à merveille, mais ils ne peuvent jouer ni une tragédie de Racine, ni une comédie de Molière.

Vous m'annoncez une nouvelle bien agréable, en me flattant que melle Clairon pourrait venir. Je n'ai plus d'acteurs, mon théâtre est perdu pour la tragédie, mais j'aime bien autant sa société que ses talents. Elle se lassera elle même de la déclamation, et elle sera toujours de bonne compagnie. Ce qu'elle pense et ce qu'elle dit vaut mieux que tous les vers qu'elle récite, surtout les vers nouveaux.

Toute ma petite famille vous remercie tendrement de votre souvenir. La vôtre doit bien contribuer à la douceur de votre vie. Je me mets aux pieds de made votre mère, et de made votre sœur. Adieu, monsieur, conservez moi une amitié qui me sera toujours chère et que je mérite par tous les sentiments que vous m'avez inspirés pour toute la vie.

V.