1766-07-25, de Marie Thérèse Geoffrin à Voltaire [François Marie Arouet].

Dans l'instant même que j'ai reçu votre lettre, monsieur, je l'ai envoyée au roi avec les cahiers qui l'accompagnaient.
Sa majesté me fit l'honneur de m'écrire sur le champ le billet que voici en original.

Comme c'est à vous, monsieur, que je le dois, je vous en fais l'hommage et le sacrifice. Sa majesté me fit dire que nous lirions ensemble la brochure. Sa majesté me l'a lue. Comme le roi lit aussi parfaitement bien que vous écrivez, monsieur, le lecteur et l'auteur m'ont fait passer une soirée délicieuse.

Sa majesté a été très touchée du sort des malheureux pour lesquels vous vous intéressez; elle m'a donné de sa poche deux cents ducats.

Le roi a soupiré, monsieur, en lisant l'endroit de votre lettre où vous paraissez regretter de n'avoir pas pu m'accompagner.

Vous avez vu des rois! Eh bien, l'âme, le cœur, l'esprit, et les agréments de celui-ci auraient été pour votre philosophie et votre humanité, un spectacle intéressant, touchant, agréable, et peut-être nouveau.

Je payerai bien cher le plaisir que j'ai eu de voir un roi qui était celui de mon cœur avant que d'être celui de la Pologne. Je sens que la présence réelle de ses vertus, de sa sensibilité, des charmes de sa société, et de sa personne, remue mon cœur bien plus vivement que ne se fait le souvenir que j'en avais conservé, quoiqu'il me fût toujours présent, et assez fort pour me faire entreprendre un très grand voyage.

Cette douce nourriture que je suis venue chercher pour mon sentiment, va se changer en amertume pour le reste de ma vie, quand il me faudra, en quittant ces lieux prononcer le mot jamais.

Je serai de retour chez moi à la fin d'octobre. Vous aurez la bonté, monsieur, de me faire savoir à qui je dois remettre l'aumône du roi. J'y joindrai le denier de la veuve.

Soyez persuadé que j'ai la même horreur que vous pour le fanatisme et ses effroyables effets, et que votre humanité et votre zèle m'inspirent une aussi grande vénération que la beauté de votre esprit, son étendue, et l'immensité de vos connaissances me causent d'admiration.

La réunion de ces sentiments me rend digne, monsieur, de vous louer et de vous respecter. Sa majesté a voulu garder la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Par ce sacrifice que je fais au roi, et par celui que je vous fais de son billet, vous devez connaître mon cœur. Vous voyez qu'il préfère à sa propre gloire, le plaisir de faire des heureux.