[c. 20 November 1767]
Monsieur
M. de Chabanon m'a fait le plaisir de m'apporter de bonnes nouvelles de votre santé et de me dire que vous aviez la bonté de vous souvenir de moi quelquefois.
Je ne pouvais rien entendre de plus intéressant et de plus flatteur. Je Sais que ces sentiments me sont communs avec tout ce qu'il y a en Europe d'hommes cultivants les lettres et la philosophie et aimants la raison et l'humanité. Mais je vous prie cependant de me distinguer un peu dans cette foule de vos admirateurs et de croire que je ressens pour vous quelque chose de plus tendre, que je vous paye en mon particulier un plus grand tribut de respect, d'attachement et de reconnaissance pour le bien que vous avez fait aux hommes.
J'ai reçu plusieurs fois des marques de votre souvenir dans le cours de cette année et j'en ai fait un bon usage. J'ai rompu comme vous dites le pain de la parole que vous m'avez envoyé. Mais moi et mes amis avec qui j'ai partagé vos bienfaits nous sentons encore des besoins plus vifs lorsque nous avons digéré une nourriture si saine et si agréable. On nous parle par exemple de lettres à un prince, d'un papier sur les dissidens. Mais nous avons tout cela fort difficilement. Je prends la liberté de vous rappeller qu'en continuant de m'adresser les nouveautés de ce genre, par la poste, à M. de Montigny, conseiller d'état, intendant de finances, rüe des vieilles audriettes et en dedans pour l'auteur du dictionnaire de commerce elles m'arrivent sûrement pourvu que le paquet ne soit pas trop gros. On nous fait espérer aussi une addition en je ne sais combien de bons gros volumes à de certains mélanges. C'est toujours cet éternel Dictionnaire de commerce qui m'empêche de vous suivre quoi que de loin dans la carrière que vous courez, c'est à dire, de travailler comme vous à hâter les progrès de la raison que le bon abbé de St Pierre appellait universelle, et qui me paraît bien éloignée encore de mériter ce beau nom. Je me flatte pourtant que mon ouvrage même contribuera un peu à détruire des erreurs d'un autre genre et aussi nuisibles au bonheur de l'humanité, car je vous dirai en confidence, mais ne me trahissez pas, que les gouvernements sont bien aussi éloignez des vraies maximes qu'ils devaient suivre que les théologiens de la vérité et de la raison qu'ils devraient prêcher.
M. de Chabanon m'a communiqué une question que vous faites relativement aux remontrances des parlements. Je me suis adressé sur cela à un homme en place qui a bien mérité des lettres dans ce pays-ci, qui aime les gens de lettres, qui est lui même infiniment instruit et qui joint à ses connaissances la plus grande simplicité de mœurs et la plus belle âme. C'est m. de Malesherbes que vous reconnaîtiez sûrement à ce portrait et qui m'a envoyé du soir au lendemain matin le papier cy-joint, accompagné d'un billet où il me témoigne le plaisir qu'il a de vous obliger. Il me dit qu' il n'est point sûr qu'il n'y ait point eu de remontrances depuis 1667 et même depuis 1673 que hors des temps de troubles. Il ne reste de vestiges des remontrances que dans les registres des parlements où l'on ne va pas les chercher. Que Louis XIV n'a réellement ôté en 1673 que les remontrances préalables à l'enregistrement, que quoi que cela ait produit le même effet sous Louis XIV, on en aurait encore fait sous Louis XV quand la déclaration de 1715 ne serait pas intervenüe, qu'on en aurait peut-être fait plus rarement mais qu'elles en auraient eu par là même plus d'effet si on ne les avait employées que dans les occasions importantes, &a. Je souhaite fort que ces détails et ceux que vous trouverez ici joints, puissent être de quelque utilité. Voila m. d'Alembert qui entre au moment que je vous écrit avec son gros baton à la main et qui me charge de vous dire mille choses pour lui. Il a de son côté recueilli des réponses à votre question qu'il a remises à m. de Chabanon. J'ai cessé de m'entretenir avec vous pour parler de vous. Vous revenez tous les jours dans notre conversation et toujours nous y trouvons un nouveau plaisir. Nous nous voyons souvent malgré le mouvement terrible du tourbillon de Paris au quel il a toujours eu la sagesse et le courage de ne pas Se laisser entraîner. Il trouve tous les soirs une société fort agréable et très bien choisie chés mlle de L'Espinasse, fille de beaucoup d'esprit qui demeure dans la même maison que lui. Ses amis sûrs de le voir là s'y rassemblent et on y passe des soirées délicieuses. Vous y présidez car vous êtes là en pied sur la cheminée, en beaux volumes sur toutes les tables et vivant dans nos esprits et dans nos cœurs. Adieu, Monsieur, jouissés bien longtemps de l'estime et de la reconnaissance des hommes et daignez agréer que je joigne à ces sentimens l'attachement le plus respectueux et le plus tendre.