Aux Délices, 19 mars 1763
En qualité de quinze-vingt, je vous prie à tâtons, mon cher confrère, de me rendre un très grand service.
Vous m'avez fait un si bel éloge de madame la duchesse de Grammont, vous me l'avez peinte d'un esprit si solide et d'un cœur si généreux, que votre enthousiasme m'a enhardi à lui demander encore une nouvelle grâce après toutes celles qu'elle a daigné m'accorder. J'abuse extrêmement, il est vrai, de ses bontés; mais il faut qu'elle m'accorde ce que je lui demande. C'est de se joindre à madame de Pompadour, ou plutôt de joindre madame de Pompadour à elle, pour obtenir du roi une aumône en faveur de la pauvre veuve Calas. Je dis une aumône sur sa cassette; la plus légère, la plus mince nous suffira, et s'il n'a point d'argent, il faut qu'on lui en prête pour faire cette bonne œuvre. J'ai dans l'idée que l'Europe battrait des mains, que protestants et catholiques applaudiraient, que tous les cœurs seraient touchés, que cette seule marque de bonté de la part de sa majesté ouvrirait les yeux à je ne sais combien de sots huguenots qui croient toujours qu'on veut les manger sur le gril, comme saint Laurent.
Je m'adresse à vous, mon cher petit évêque, avec la plus grande confiance, et je recommande cette petite négociation à votre humanité, à l'amitié dont vous m'honorez depuis si longtemps et à votre discrétion. Volez chez madame la duchesse de Grammont, quand vous seriez asthmatique. Dites lui que je vous ai fait confidence de l'extrême liberté que j'ai osé prendre avec elle; que j'en suis bien honteux, que je lui en demande bien pardon; mais faites réussir mon affaire, ayez en la gloire; je le dirai à tous les huguenots. N'aurez vous pas d'ailleurs bien du plaisir à donner cet énorme soufflet aux huit juges de Toulouse, qui ont fait rouer, pour s'amuser, le père de famille le plus vertueux et le plus tendre qui fût dans ce pays des Visigoths? D'ailleurs il y a une des filles assez jolie, qui s'est évanouie deux fois à Versailles, il faut que le roi lui donne de quoi acheter de beau point de la reine de Hongrie. Faites mon affaire, mon charmant confrère, dieu vous bénira, et moi je vous adorerai.
Voltaire
On dira peut-être qu'il faut attendre que le procès soit fini; non, il ne faut point attendre; quand même Calas aurait pendu son fils, il faudrait encore soulager la veuve; vingt personnes l'ont fait, pourquoi le roi ne le ferait il pas? en un mot, réussissez.
Donnez votre bénédiction à Voltaire.