1766-05-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher ami, je réponds à votre lettre du 5 mai.
Je ne peux savoir bien positivement quelle a été l'intention de ceux qui ont souscrit pour quatre exemplaires de l'estampe des Calas, mais je sais que quand on a payé d'avance quatre aunes de drap il faut que le marchand livre les quatre aunes sauf à deux qui ont payé de ne recevoir que le quart au lieu du total.

Je console autant que je puis les Sirven. Je leur fais espérer qu'ils auront incessamment le mémoire qui les justifie. Vous voyez sans doute quelquefois m. Elie, et vous avez la bonté de lui dire combien je m'intéresse à sa santé. J'ai peine à croire qu'il ne réussisse pas dans cette affaire. Je pense toujours que le conseil lui sera favorable. On n'est pas, ce me semble, assez content des parlements pour craindre celui de Toulouse, et je ne crois pas qu'une compagnie qui n'a voulu recevoir de la main du roi ni son commandant ni son premier président, doive avoir à la cour un crédit immense.

Je trouve que le sieur Le Breton a fait une haute sottise d'aller porter à Versailles des encyclopédies lorsque le clergé s'assemblait. Le ministre a fait prudemment de s'emparer des exemplaires et de prévenir par là des clameurs qui eussent été aussi dangereuses qu'injustes. On a mis dans les gazettes que l'article peuple avait indisposé beaucoup le ministère, je ne le crois pas; il me semble que tout ministre sage devrait signer cet article.

Je suis bien fâché que l'auteur de population et de vingtième n'en ait pas fait davantage. Je voudrais raccommoder ce bon citoyen avec le grand Colbert. Il lui reproche d'avoir fait baisser le prix des blés; mais il baissa de même en Angleterre et ailleurs dans le même temps. Le grand malheur de Colbert est d'avoir vu ses mesures toujours traversées par les entreprises de Louis 14. La guerre injuste et ridicule de 1672 obligea le plus grand ministre que nous ayons jamais eu, à se conduire d'une manière directement opposée à ses sentiments, et cependant il ne laissa en mourant aucune dette de l'état qui fût exigible. Il créa la marine, il établit toutes les manufactures qui servent à la construction et à l'équipement des vaisseaux; on lui doit l'utile et l'agréable. Si vous connaissez l'auteur de l'article où on le traite un peu mal, je vous prie de demander la grâce de Colbert à cet auteur. Nous en parlerons si jamais vous êtes assez bon pour revenir à Ferney. Mon petit château sera enfin entièrement bâti, mes paysans augmentent leurs cabanes à mon exemple, leurs terres et les miennes sont bien cultivées. Tout cet affreux désert s'est changé en paradis terrestre.

J'ai eu la consolation de trouver un petit bailli qui pense tout aussi sensément que vous; vous m'avouerez que c'est trouver une perle dans du fumier, car il est d'un pays où l'on ne pense point du tout.

Vous ne me parlez point de Bigex; vous ne me consolez point dans ce temps de disette de bons ouvrages. Ne pourriez vous pas me faire avoir le mémoire de m. de Lall? M. de Florian ne vous en a-t-il pas donné un? songez à moi je vous en prie et croyez que je ne m'oublie pas, et que je ne perds pas mon temps.

Je viens de recevoir une lettre charmante du philosophe d'Alembert. Bonsoir, mon cher frère, buvez à ma santé avec Platon.