1768-05-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère nièce, je me sers de la main de notre ami Bigex pour répondre à votre lettre du 29.
Premièrement je vous prie de dire à M. Guesseman que quand on écrit à Moscou, on n'a réponse qu'au bout de quatre mois, et que les Impératrices ne répondent quelquefois qu'au bout de six. Vous m'étonnez beaucoup de me dire que les frères Cramer font une souscription. Je ne sais pas un mot de cela. Frère Cramer le Conseiller est trop important pour que je le voie; frère Cramer le Libraire est trop dissipé; il est à Tournay et ne m'instruit de rien. Je n'ai rien vu de son édition qui probablement sera pleine de fautes. Je n'aime de libraires que ceux qui sont à mes ordres. Cependant les frères Cramer sont cause que je suis venu m'enterrer entre les Alpes et le mont Jura. Nous avons actuellement quatorze officiers dans Ferney; Mallet et moi nous leur avons fourni des lits, des draps, des pots, des serviettes. M. Dupuis est allé les complimenter. Je ferai tout pour eux excepté de les voir. Ma porte est fermée à double tour pour tout le monde. Si vous voyez le Duc de…. ne manquez pas de lui dire que j'ai déjeûné plus d'une fois avec vous, que c'est une chose absolument nécessaire dans un pays où tout le monde déjeûne, les uns plus, les autres moins; que l'air est dévorant, que les médecins ordonnent qu'on mange, et qu'il faut mépriser assez les hommes pour faire comme eux; que je crains sur tout ceux qui n'osent pas manger et qui mangeront un jour; qu'au reste je suis son admirateur. Le premier des hommes de ce siècle, c'est lui; le second, c'est le Comte d'Aranda et le troisième peutêtre est le fils de l'ambassadeur d'Espagne qui est venu passer quelques jours avec moi et qui contribuera certainement avec le premier Ministre son beau père à réformer la nation espagnolle. Le Duc de Villa Ermosa vous a remis ou doit vous remettre un très gros paquet. Vous savez que M. Dupuis a des appointemens. Je n'écrirai à mes neveux que dans quinze jours, afin de donner à M. de Laleu le temps d'arranger nos petites affaires. Je les embrasse tendrement aussi bien que l'enfant. J'ignore si M. de Florian est encore à Paris. Ma santé est toujours bien fiable et la solitude m'est absolument nécessaire. Voilà un compte exact de ma vie. Ce qu'elle a de plus agréable c'est que vous m'aimez et que je vous aime de tout mon coeur.

V.