1765-12-15, de Nicolas Claude Thieriot à Voltaire [François Marie Arouet].

Frère Damilavile fit remettre chés moi le dernier jour d'octobre votre lettre du 4 du même mois.
Elle me fit un plaisir extrême par l'amitié qu'elle respire, par l'intérest dont vous honnorés le mariage de ma fille; par celui que vous prenés à ma santé et enfin par votre indulgence sur ma paresse et ma difficulté d'écrire. J'allai aussitôt chés lui pour le voir, pour le remercier, et pour m'entretenir sur le voyage et le séjour qu'il venoit de faire. Il étoit déjà parti pour la Briche, ou je le crois amoureux, car il s'y réfugie toujours. Je lui ai écrit, je ne l'ai pas veu davantage. Mon asthme et les mauvais tems ne m'ont point permis de le joindre. Il ne me traittoit pas autrefois avec tant de rigueur et de sécheresse.

Une Dame jeune et belle, d'une taille avantageuse et élégante, et montrant de l'esprit et de la politesse se fit annoncer chés moi il y a trois jours sous le nom de Madame Benoit et me remit une lettre pour vous avec un Roman en 4 Vol. qui a pour titre Elisabeth. J'aimerois mieux que ce fût Elise, et qu'il fût aussi bien écrit qu'il peut être intéressant. C'est le premier ouvrage de cette belle Muse qui me paroit d'une imagination à ne s'en pas tenir là, et à se former l'habitude de bien écrire. Madame Denis vous sauvera cette lecture et vous en rendra compte pour répondre à l'aimable auteur. J'ai été lui rendre ma visite. Elle m'a parüe dans l'opulence et j'ai sçu depuis que son mari étoit réputé un grand dessinateur de fleurs et d'ornements et qu'il avait exercé ce talent auprès de deux des Dames de France.

La lecture d'Adelaide Du Guesclin a confirmé si fort les grands succès des représentations que celles qui suivront seront encor plus brillantes, surtout si Mle Clairon vivifie ce beau rôle et y répand la force qu'il demande.

Je n'ai point veu la fée Urgelle mais je l'ai leüe avec beaucoup de plaisir. J'entends dire à beaucoup de persones que c'eût été une pièce excellente et très heureuse pour une fête de Cour. Le public a le bon goût de s'en bien divertir. Je ne puis vous dissimuler que je sais bon gré à M. Favart d'avoir écarté et adouci ce qu'il y avoit de dégoûtant et de trop chargé dans son original. Vos jolis Vers et ceux de l'Evêque de Montrouge ont été fort goûtés. Ils m'obligent à vous instruire que M. l'abé de Voisenon n'a connu M. Favart que depuis qu'il avoit fait le Cocq de Village et la Chercheuse d'Esprit qui sont encor ses deux plus jolies pièces. On reprendra Gertrude dans quelque tems d'ici. Elle restera longtems au théâtre.

Après vous avoir parlé de vos derniers enfants Tragiques et Comiques, il fault que je vous parle de ma fille. Son mariage heureusement pour moi comme pour elle s'est fait le 8 d'Octob. à St Paul; sa mère comme plus à son aise que moi lui a donné sept mil francs, et moi cinq, dont 100 Louis payés comptant, et les cent autres payables tous les trois mois dans le cours de quatre années. Voilà jusqu'où mes moyens ont pû s'étendre, et ce que j'ai pû retrancher des douceurs et des agréments de ma manière de vivre pendant ces quatre années. Ce n'est point achetter trop cher [la] satisfaction de la rendre heureuse et d'avoir fait un sage et utile établissement. Vous avés bien de la bonté d'avoir voulu étre informé de la réussite de cette affaire que j'avois fort à cœur.

Mgr le Dauphin est à la dernière extrémité. Tout le Royaume est en prières pour lui, les Grands et les Petits. Les Temples ne désemplissent point. Il est fort singulier qu'il meurt infinimt plus regretté qu'il n'a été aimé.

Les aproches de l'hiver ne m'ont pas été funestes comme je les ai éprouvé depuis huit ans. L'usage habituel du Thé et du Chocolat à deux Vanilles au commencement du Printems de cette année m'ont guéri entièrement des étouffements, et les mouvemts convulsifs sont fort adoucis et moins fréquents. J'ai regagné les forces que j'avois perdües et mes yeux et mes oreilles se sont éclairées. Ainsi ne soyés point surpris si vous me trouvés plus exact et moins paresseux.

Il ne paroit point d'ouvrage sérieux un peu recommandable. Ovide Bernard m'a dit qu'il avoit leu un petit Poème de M. Daurat qui porte pour titre les Colombes de Zelmire avec un Discours sur la Poésie Erotique qui lui ont fait plaisir.

Je vous embrasse du meilleur de mon coeur en achevant ma soixante et huitième.

Tht