1765-10-28, de Count Andrei Petrovich Shuvalov à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous pouvez, monsieur, concevoir aisément le plaisir que j'ai eu de recevoir une lettre de votre part.
Mais comme vous n'accusez pas la réception de la mienne, je crains qu'elle ne soit égarée, et que vous ne pensiez que j'ai manqué au devoir le plus essentiel, qui était celui de vous prévenir. Je vous proteste, monsieur, qu'arrivé à Turin mon premier empressement a été de vous remercier des bontés dont vous m'avez comblé à Ferney.

J'ai trouvé ici un être pensant, comme vous me l'avez prédit dans votre lettre. C'est un nommé m. Guastaldi, ministre de Gênes. Il vous respecte beaucoup et unit à ce tendre attachement pour le maître de la poésie française, les plus grands talents pour la poésie italienne. On m'a dit que c'était le meilleur poète italien de nos jours, probablement après Métastase. Mais ce dont je suis très sûr c'est qu'il a traduit en vers deux de vos tragédies.

Ma femme reçoit à l'instant votre lettre du 25. En vérité, monsieur, il faut que vous soyez bien bon pour répondre ainsi à des femmes hyperboréennes. La multitude de vos occupations égale peut-être la multitude de vos connaissances, et vous trouvez du temps pour nous écrire. Vous n'avez point besoin de cela pour nous faire revenir dans votre beau château.

Ce que vous marquez, à mme de Schouvaloff du libelle qui a paru à Genêve, est une nouvelle preuve de votre confiance, et une marque bien sincère de votre attachement pour notre souveraine. Je ne suis pas surpris de l'insolence de ces républicains. Ils ne savent pas tout ce qu'on doit à des hommes comme vous, peuvent ils savoir ce que l'on doit aux impératrices? Le livre infâme est peut-être fait par un singe de l'Aretin décoré d'une grande perruque et d'une robe consulaire. Si vous voulez, monsieur, faire tomber cette platitude, mortifier les misérables qui vous attaquent et servir une princesse qui aime tant l'abbé Bazin vous n'avez qu'à m'écrire une page là dessus, avec la permission de la faire imprimer. Les Genêvois seront autant confus que Néedam et ma nation vous devra la plus grande reconnaissance.

Même sans attaquer les Genêvois, vous pourriez dire un mot du libelle, et relever les belles choses que vous savez sur le compte de notre souveraine. Par exemple il serait assez décent que le neveu de l'abbé Bazin qui a fait un hommage public à Catherine seconde et que Catherine a tant cajolé se chargeât de cette besogne. Un mot de votre part, monsieur, confond la calomnie, et immortalise une personne. Ce serait deux obligations qu'on vous aurait.

Comme je sais l'estime que vous portez à l'abbé Métastase je prends la liberté, monsieur, de vous envoyer un sonnet qu'il a fait au grand duc de Toscane, lors de son départ d'Inspruk. Je souhaite que cette petite pièce vous fasse plaisir.

Vous m'obligerez beaucoup, en présentant mes respects à madame Dénis que je respecte tant et en faisant bien mes compliments à madame et à monsieur Dupuis.

J'ai l'honneur d'être avec le respect et l'attachement que je vous ai voués pour toujours

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Cte A. de Schouvaloff

Je salue encore, monsieur Vanière; son attachement pour vous, ses talents, et tout ce qu'on m'en a dit me le fait bien aimer.

Je prends la liberté de mettre dans votre paquet une lettre pour mr de Florian, j'espère que vous aurez la bonté de la lui faire tenir.