1765-09-12, de Denis Diderot à Étienne Noël Damilaville.

J'ai reçu vos deux Lettres, mon tendre ami, et si je n'ai pas répondu plutôt, c'est que je suis toujours paresseux, Comme vous sçavez, et qu'il faut que chacun meure dans sa peau.

Je m'attendois à toutes Les Amitiés qu'on vous a faites à Ferney. Dites à L'homme incroyable tout ce que vous Connoissez de mon dévouement et de mon admiration pour lui.

Rapellez lui ma fable sur le misanthrope qui s'étoit réfugié dans une Caverne où il méditoit profondément Comment il se vangeroit de la manière La plus terrible de l'espèce humaine dont il étoit mécontent. Il se disoit à lui même, il faudroit trouver quelque notion à la quelle ils attachassent plus d'Importance qu'à leur vie et sur la quelle ils ne pussent Jamais s'accorder, et à l'instant il sortit en criant, Dieu, Dieu. Sa voix s'entendit de l'un à l'autre pôle, et Les hommes Commencèrent à disputer, à se hair et à s'entrégorger. C'est ce qu'ils ont fait depuis que cet abominable nom fut prononcé, et c'est ce qu'ils continueront de faire Jusqu'à la consommation des siècles.

Dites lui, Si un philosophe avoit fait une supposition qui expliquât tous les phénomènes, ne seriez vous pas bien tenté de prendre cette supposition pour une vérité? Pourquoi donc ne prenez vous pas pour une fausseté, une supposition que vous ne pouvez appliquer à aucune question métaphysique, Physique, Politique et morale, sans L'obscurcir?

Dites lui, que la notion d'un être suprême dans un Trajan, un Marc Aurele, un Caton, quelques autres têtes aussi bien faites d'hommes qui marchoient sous les yeux d'un être bienfaisant qu'ils avoient pris pour modèles, pouvoit être une notion excellente; mais qu'il Interroge l'histoire qu'il Connoit si bien, et il verra que pour Le reste, ç’a été, c'est, sera une idée funeste.

Mais Laissons là ce Catéchisme nôtre que vous sçavez sur Le bout du doigt et venons à votre santé.

Prolongez, mon ami, votre repos, Le plus qu'il vous sera possible. Surtout ne disputez point avec Esculape ni sur le tems si sur les moyens de votre guérison. Cela seroit d'une folie qui nous affligeroit tous. Il faut guérir d'abord, Le reste deviendra ce qu'il pourra.

Nous faisons de tems en tems Commémoration de vous dans la rue neuve des Petits Champs. Grimm vous a sans doute appris que les obstacles à La souscription sont àpeuprès Levés et que Le mysothée Naigeon est notre receveur.

Le grand et maudit ouvrage est fini, et les associés, plus honnêtes que je ne l'espérois, ont souscrit aux demandes que J'avois à leur faire.

Je fais tout mon possible pour Lever les obstacles qui pourroient s'opposer à notre rendez vous à Chaalons, et J'y réussirai ou J'en deviendrai fou.

Il se passe ici des choses qui nous amusent, car les petits n'ont rien de mieux à faire que de rire des sotises des grands. Le clergé fait des actes et des lettres encycliques que Le parlement fait brûler. Les religieuses de St Clou ferment la porte à dieu, et le parlement à l'aide d'un serrurier, fait crocheter Les portes du couvent, et dieu se glisse et entre.

Adieu, mon ami, accordez à votre santé et à mes affaires, une huitaine encore, et nous embrasserons chez notre cher Directeur.

Vous sçavez que d'Alembert a la pension, et qu'il n'est resté à Vaucanson qui la lui disputoit que La honte que méritoit son avidité. Imaginez que ce machiniste a quarante mille Livres de rente.

Le St Florentin a eu La main emportée par un fusil qui a crevé. On lui a coupé La moitié du bras, et Sartine et Bertin comptent beaucoup sur les progrès de La gangrène.

Je vous ai demandé Le recueil le plus complet que vous pouriez former de toutes Les pièces fugitives de notre patriarche. Ne m'oubliez pas.

Présentez lui tout mon respect et recevez toute mon amitié.