1765-08-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mes chers anges j'avais pressenti combien vos deux belles âmes seraient affligées de la perte que vous avez faitte.
Toutte notre petite société habitante du pied des alpes, en partageant votre douleur, a cherché sa consolation dans l'idée que ce malheur ne changerait rien à votre situation; et nous croyons en avoir l'assurance, quoy que vous ne nous en ayez pas éclaircis dans la dernière lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire.

Le petit bon homme dont vous protégez l'ouvrage, a fait absolument tout ce que vous avez désiré, ainsi il commence à être content. Il a envoyé une copie à M. de Chauvelin qui est depuis longtemps dans la confidence. Comme il y a une centaine de vers corrigez dans cette copie, mr de Chauvelin pourait vous la faire tenir en la faisant passer par les mains de Monsieur le duc de Praslin; sinon vous pouriez m'envoier par luy sous son cachet directement le paquet de la pièce que vous avez adressé sous mon nom à Geneve. Je ne vois pas qu'en ce cas on osât arrêter le paquet, et il seroit aisé de faire dire un mot par mr de Saintfoy aux fermiers des postes. Pardon, tout est si prodigieusement changé que je n'y reconnais plus rien.

Mademoiselle Clairon va jouer à basse notte, Amenaide et Electre sur mon petit téâtre de Ferney qu'on a rétabli comme vous le vouliez. C'est contre les ordres exprès de Tronchin, qui ne répond pas de sa vie si elle fait des efforts, et qui veut absolument qu'elle renonce à jouer la tragédie. Aussi a t'elle été obligée de luy promettre qu'elle ne remonteroit plus sur le téâtre de Paris qui exige des éclats de voix et une action véhémente qui la feraient infailliblement succomber.

Pour moy qui suis encor plus malade qu'elle; je retourne me remettre entre les mains de Tronchin à Geneve. Il est juste que je meure dans une terre étrangère pour prix de cinquante années de travaux et que Fréron jouisse à Paris de toutte sa gloire.

Je vous supplie encor une fois au nom de l'amitié dont vous m'avez toujours honoré de me mander si vous croyez que les calomnies dont j'ay toujours été la victime ont fait une assez forte impression, pour que je doive prendre le parti d'aller vivre dans un petit bien que j'ay vers la Suisse, ou plustôt pour y aller mourir. Je suis tout prest et je mourray en vous aimant.