1765-05-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Il y a au fonds de la Suisse mes chers anges des eaux assez bonnes pour les vieillards cacochimes qui ont besoin de mettre du baume et de la tranquilité dans leur sang.
Je crois que je vais prendre ces eaux, et que je pars incessament pour avoir de ce baume, car il faut mourir à son aise. Il me semble que c'est une ordonance du médecin, que je suppose être dans la demi feuille dont madame de Florian m'a parlé. Il n'y a qu'une chose dont je suis un peu en doute, c'est si cette demi feuille ou demi page parle de maladies mortelles; vous sentez combien il est triste que les consultations d'un pauvre malade soient exposées aux regards de ceux qui ne sont pas de la faculté, et qu'il est très bon de changer d'air. Je soupçonne qu'on a joué le même tour à frère Damilaville, qui a grand mal à la gorge et qui a besoin de régime. Je luy conseille pour son mal, de prendre comme moy de la racine de patience.

Je me trompe peut être mais j'imagine qu'on peut, avec quelque sûreté, écrire pour ses affaires sous l'envelope de M. de Chauvelin l'intendant, en faisant partir le paquet de Lyon, le dessus écrit d'une main étrangère, et la lettre cachetée d'une tête.

Je présume encor que vous pouvez avoir la bonté de m'écrire à Lyon sous le couvert de Mr Camp, banquier, contre signé Chauvelin. Je ne crois pas non plus compromettre l'intérest que vous voulez bien prendre à ma situation violente, en insérant icy un petit mot pour frère Damila que je vous supplie de luy faire rendre. Je dois un petit mot à le Kain. Agréerez vous que je le mette aussi dans ce paquet?

Dès qu'il partira quelqu'un pour Paris je ne manquerai pas de le charger de quelques Bazins de Hollande arrivez depuis peu. Je ne sçais plus comment le monde est fait. L'ouvrage de feu l'abbé me parait rempli du plus profond respect pour la relligion. Les jansenistes sont comme les provinciaux, ils croient toujours qu'on veut se moquer d'eux, ou plustôt ils ressemblent aux tirans qui supposent continuellement des conspirations contre leur pouvoir. Mes chers et divins anges j'ay défriché un coin de terre sauvage, je l'ay embeli, j'ay rendu ses grossiers habitans assez heureux. Je quitterai tout le fruit de mes peines comme on sort d'une hôtelerie, sitôt que je ne pourai vivre dans cet azile sans inquiétude. Mandez moy je vous prie si je dois rester dans ce trou, ou aller dans un autre, par ce que tous les trous sont égaux pour un homme qui pense. Celuy qu'on habite pour quelques minutes, est si voisin de celuy qu'on habitera pour toujours, que ce n'est pas la peine de se gêner.

Toutte ma famille rassemblée baise très humblement les ailes de mes anges. Le patriarche pourait bien aller de Sichem en Egypte quoy qu'il n'ait point de femme à présenter à des pharaons.