1765-05-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Puisque vous avez reçu Monseigneur le dernier paquet que j'eus l'honneur de vous adresser il y a quelque temps par m. Jeannel, en voicy un autre qui m'arrive de Hollande et que je vous dépêche par la même voye.
Je ne crois pas que vous ayez besoin de l'eau de Lausanne pour vos yeux, ils ont vingt cinq ans comme votre imagination et vos grâces. Les miens sont très vieux, et ont soufert des ophtalmies affreuses par les vents du nord et autant que par la lecture. Mais si vous voulez employer cette equ pour quelqu'un de vos amis vous n'avez qu'à me donner vos ordres, j'écrirai sur le champ à Lausanne afin qu'on en fasse partir quelques bouteilles par la voye que vous voudrez bien indiquer. Ce remède n'est bon que pour ceux qui ont des ulcères aux paupières, et n'est nullement propre d'ailleurs à rétablir l'organe de la vüe. Il luy ferait même plus de mal que de bien. Il reste encor à savoir si cette recette qui est favorable dans le printemps peut faire le même effet en hiver, ce dont je doute beaucoup.

Permettez moy de vous dire un petit mot des spectacles qui sont nécessaires à Paris, et que vous protégez. J'ignore si vous pouriez vous servir de l'occasion présente pour faire sentir combien il est contradictoire que des personnes payées par le roy, et qui sont sous vos ordres, soient en prison au Fort ou au Four de l'évêque si elles ne remplissent pas les devoirs de leur profession, et excomuniées, damnées par l'évêque si elles les remplissent. Est il juste qu'on perde tous les droits de citoyen, et jusqu'à celuy de la sépulture, parce qu'on est sous votre autorité? Si quelqu'un peut jamais avoir la gloire de faire cesser cet opprobre, c'est assurément vous, et Paris vous élèverait une statue comme Genes. Mais quelquefois les choses les plus simples et les plus petites sont plus difficiles que les grandes; et tel homme qui peut faire capituler une armée d'Anglais, ne peut trimpher d'un curé.

Je voudrais bien que vous protégeassiez les enciclopédistes. Ce sont, pour la pluspart, des hommes infiniment estimables. Leur ouvrage malgré ses défauts, fera beaucoup d'honneur à la nation; et ce ne sera pas un honneur passager et ridicule. Un des grands défauts qu'on reproche à la nation française, c'est que les hommes de mérite qu'elle a produits ont été presque toujours opprimez ou avilis, et qu'on leur a préféré des misérables. Feu mr le Normand de Tournéhem avait relégué les tableaux de Vanlo dans La chambre de ses laquais. Votre protection accordée à ceux qui travaillent à l'enciclopédie les encouragerait. La plus saine partie de la nation vous en saurait beaucoup de gré.

Il est un peu humiliant que les Russes récompensent magnifiquement ceux que le parlement de Paris a persécutez.

On m'a dit que les pairs avaient présenté au roy un mémoire sur leurs droits. J'ay longtemps examiné cette matière en étudiant l'histoire de France, et je suis convaincu que l'origine de toutte jurisdiction suprême en France est la pairie. Mais vous avez mr Villarette, votre secrétaire, qui en sait baucoup plus que moy, et qui sans doute vous a très bien servis. C'est un homme très instruit. Conservez vos bontez à votre ancien serviteur qui vous sera toujours attaché avec un profond respect.

V.