1765-05-05, de François Louis Claude Marin à Voltaire [François Marie Arouet].

Nos pauvres diables, ne sont pas heureux, Monsieur, le Nougaret étoit en prison lorsque j'ai reçu votre réponse et je la lui ai envoyée pour le consoler un peu de ce malheur.
Imaginez vous qu'il s'étoit avisé de faire une épitre à ce qui est si ingénieusement comparé à l'amour propre dans certain dictionnaire portatif. Il n'y a pas grand mal de converser un moment avec celà quand on en a un et qu'il n'a pas perdu l'usage de la parole, mais on ne s'avise pas de lui écrire publiquement et de faire pis encore, de vendre des copies de cette correspondance. Cet homme qui n'a éxactement pas de pain distribuoit pour 24 ou 30 sols à tous venans pour apprendre la politesse à la belle jeunesse un modèle de lettres à ce qu'avoit perdu Abailard. On a ri de cette facétie, mais la police qui est un peu sérieuse de son métier a fait une visite dans la boutique du pauvre homme, y a t[r]ouvé beaucoup de marchandises de même aloi et a tout emporté jusqu'au marchand qu'on a logé au Châtelet et qu'on auroit placé à Biscètre, si je n'étois accouru à son secours. Je travaille pour le faire sortir et je ne sçais si je réussirai.

J'ai reçu des remerciemens et des brochures du Libraire Grasset. Assurément il sera protégé dès que vous avés des bontés pour lui. Grondés le d'avoir fait passer des exemplaires de son livre à Lyon. Il arrivera deux choses de cette imprudence, 1. Le Livre y sera contrefait car les honnêtes Libraires de cette ville contreferoient les oeuvres de dieu le père s'il s'avisoit d'écrire, 2. le livre ser connu à Paris avant qu'il y arrive, on lui fermera toutes les portes et on le renverra pour être venu si tard.

Quoique vous en disiés vous sçavés mieux que moi que les Jansénistes persécutent avec la même fureur les morts et les vivans et c'est le droit du jeu qu'ils se vengent un peu des cruautés exercées sur les cadavres mêmes de Port Royal. Je me réjouirois fort si dans leur sainte colère ils me fesoient ôter une place qui m'occupe du matin au soir et qui me donne le droit de dépenser 1800lt par an de ma poche sans y faire entrer un sol. J'ai cependant reçu une récompense bien flatteuse, celle de lier une correspondance avec vous et de pouvoir vous témoigner quelquefois mon zèle, mon attachement et mon respect.

Marin