Ce 29 avril 1765
Mon très illustre philosophe, mon maître chéri, la joie que vous cause le bonheur de Diderot m'a fait verser des larmes et lui en fera répandre.
Il me tarde de lui porter vos embrassements, ils seront pour lui un second sujet d'attendrissement aussi cher à son cœur que le premier. Qu'il m'est doux d'avoir des amis si sensibles et si généreux! quelle âme que la vôtre! celle-là est immortelle, il le faut avouer, même en niant qu'aucune autre le soit. Caterine est admirable, son règne sera illustre. J'ai vu dans les instructions adressées au prince Gallitzin son ambassadeur, pour le payement de la bibliothèque, Prenez garde surtout en remettant cette somme à m. Didérot, de ne point blesser sa délicatesse. S'il est beau d'obliger, il est sublime de le faire de cette manière. Ah! mon maître, nous devenons des Scites et les Russes deviennent des Grecs. Mettez à côté de cela ce qu'on fait pour les malheureux Calas et comment on le fait, et vous verrez que j'ai raison. Consolons nous pourtant, puisque la bonne cause gagne de tous côtés. Ce serait une belle conquête que celle de l'Espagne, si nous pouvions y détrôner l'inquisition, la vérité n'aura jamais remporté de plus grande victoire et les Espagnols y gagneraient bien plus qu'ils n'ont fait à la conquête du nouveau monde. J'envoie au marquis de Marros, une petite grenade à jeter dans le fort de ces tigres. Il vient de partir un ruban pour made de Coaslin, je la crois digne de le porter. Il est charmant ce ruban et fort, d'une excellente qualité. Dieu nous en conserve la fabrique et maintienne en bonne santé le fabricant pour la gloire de son saint nom.
J'ai eu mille peines à avoir votre dernier paquet où sont toutes les pièces des Sirven. Je devais le recevoir vendredi, il a fallu que j'aille moi même le chercher et je ne l'ai obtenu que ce matin, je remettrai ce soir à Elie tout ce qu'il contient avec le billet que vous y avez joint pour lui. Je compte qu'il sera satisfait des réponses à ses questions; elles me paraissent aussi précises qu'il est possible à ce malheureux père de les donner. Le mémoire d'Elie est presque entièrement fini. Je crois qu'il sera triomphant et que nous arracherons encore ces infortunés à l'oppression des barbares. Il faut pour l'honneur de la philosophie, pour la sûreté des citoyens et pour le désespoir des monstres qui immolent sans pitié l'innocence à leur détestable fanatisme.
Ils ne seraient pas moins cruels ici, s'ils osaient. Vous croirez que je dis un mensonge; mais il est vrai que sans l'abbé Chauvelin et quelques autres, les jansénistes du parlement auraient dénoncé la destruction et que la chose est encore en débat. Pour le coup c'est bien leurs implacables absurdités qu'ils défendent, car l'ouvrage n'attaque rien autre chose. Ces infâmes persécuteurs le sont plus cent fois que ceux qu'ils ont détruits.
Voulez vous être de notre cadeau à la pauvre veuve Calas? Je vous ai réservé un intérêt dans cette affaire où il n'est admis que des philosophes et en fort petit nombre; et par faveur; vous aurez pour associés, Platon, Grimm, mde d'Epinay, une autre femme charmante, votre disciple, et vraisemblablement Protagoras, voilà tout; vous n'avez qu'à parler. Nous ne pouvons pas jouir, de même, du bonheur de participer aux bienfaits dont vous avez comblé cette famille, mais il faut que vous ayez sur nous tous les avantages.
Enfin frère Gabriel achève donc la condamnation du plat théologien dénonciateur. Je l'attends avec impatience, il faudrait qu'ils fussent tous condamnés à labourer la terre et à faire amende honorable au sens commun.
Ah! mon très illustre maître, mon cœur n'a point de désir plus vif que celui de vous embrasser. Il est arrêté dans mon âme que je jouirai de ce bonheur au mois de septembre prochain, si rien ne vous empêche de me recevoir. Je n'aurai jamais goûté tant de félicité que lorsque je vous tiendrai contre ma poitrine, j'en tressaille de joie, j'en ai senti une bien vive en voyant deux lettres écrites de votre main. Ménagez des jours qui me sont si précieux et si nécessaires pour la destruction de l'infâme. Je vous baise comme un pauvre.