24 avril 1765
Vous serez bien plus étonné, mon très illustre maître, quand vous saurez qu'hier matin un commissaire et un exempt de police, qu'on a fait inspecteur de la librairie, pour honorer les lettres, ont été chez Merlin pour l'arrêter et saisir le livre de la Destruction, parce qu'il en a vendu quelques exemplaires sous les yeux et à la connaissance des magistrats.
Dans un pays où pareille chose se passe, je ne sais plus ce que l'honneur, la raison et la vérité y font. Heureusement Merlin n'était pas chez lui, on le fit avertir de ne pas rentrer. Il fut l'après midi chez le vice-chancelier qui ignorait cette manœuvre indigne. Il se trouve qu'elle ne se pratiquait que pour satisfaire quelques absurdes jansénistes, tuteurs des rois, qui jettent les hauts cris; c'est leur iniquité qui est un secret; et les molinistes ont cet avantage sur eux, que quoi qu'ils eussent autant à se plaindre qu'eux de l'ouvrage, ils n'ont pourtant cherché à persécuter personne, ni voulu ruiner un malheureux père de six enfants, comme l'eût été Merlin, si on l'eût arraché à ses affaires pour le mettre en prison. On a beau dire que la raison fait des progrès, on n'a rien vu de plus abominable dans les siècles les plus barbares. Si on est puni pour vendre un livre dans lequel la religion, le gouvernement, les lois, les mœurs et les magistrats sont respectés, si le sort des citoyens dépend de cinq ou six forcenés dont on n'osera pas contredire les infâmes bêtises, que faut il donc écrire? que faut il imprimer? n'est il pas clair que s'ils le pouvaient ils jetteraient tous les livres au feu et les auteurs avec eux? et qu'ils ne veulent que replonger les hommes dans les affreuses ténèbres dont la philosophie et les lumières de la raison ont eu tant de peine à les tirer? Il faut bien de la force pour contenir son indignation. Comme le vice-chancelier a écrit très fortement au lieutenant de police, Merlin est rentré chez lui et j'espère qu'il en sera quitte pour quelques exemplaires qu'on lui a enlevés.
J'ai la plus grande impatience d'avoir un Bazin de Hollande; j'ai lu cet excellent ouvrage. Il est admirable, plein de philosophie, de vues justes, lumineuses et nouvelles, nous avons je vous assure grande obligation à défunt l'abbé Bazin. Mais mon très illustre maitre, tâchez je vous suplie, de m'en procurer promptement.
Le Caloyer est augmenté en effet de plusieurs pages qui sont sublimes, c'est une pioche excellente et qui démolit très fortement. J'en ai fait la distribution que vous m'avez ordonnée. Je ne laisse point la lampe sous le boisseau, il ne m'en reste que huit exemplaires, dont je ferai huit heureux.
Je ne crois pas effectivement que les Bazin fassent autant de train que la Destruction. Les imbéciles jansénistes ne s'éléveront pas contre. Ils n'y entendront rien; d'ailleurs ce n'est pas la chose qui les intéresse, c'est leurs extravagances; ainsi j'espère qu'en nous conduisant sagement, nous pourrons faire le bien public, mais il faut que Gabriel Grasset se conforme bien exactement à ce que je lui ai marqué. On ne fera point ici d'édition de son livre. Qui est-ce qui l'oserait? Mais en tout cas, je lui réponds que l'enchanteur n'entreprendra rien contre ses intérêts, qu'il se garantisse des provinces, c'est là qu'il doit craindre, et qu'il n'y en envoie aucun que le ballot destiné pour Paris n'y soit arrivé.
Je n'ai rien vu de plus ressemblant que les portraits que fait un de nos amis, de la famille Calas; ce tableau sera bien intéressant et j'espère que l'estampe vaudra quelques secours à ces infortunées.
Melle Clairon a été reconduite chez elle lundi soir fort malade, on a fixé à sept personnes, le nombre de celles qu'elle y pourra voir, c'est à qui fera plus de bêtises.
Adieu, mon très illustre maître, vous êtes heureux de n'être pas témoin de toutes celles qui se font ici, on ne désire que d'en sortir et de n'en entendre jamais parler; dorénavant il faudra compter la France pour zéro dans tout ce que l'esprit humain produira de raisonnable; gémissons, mais resserrons encore plus, s'il se peut les nœuds sacrés qui nous unissent; votre amitié est ma seule consolation, conservez la moi, conservez des jours qui me sont précieux. Combattons pour la vérité, et terrassons ce monstre si funeste aux hommes. Je vous embrasse, mon très illustre maître, avec le respect le plus tendre.