1765-04-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon très cher frère, j'ai reçu vôtre Lettre du 24e Mars.
Je vous dirai d'abord que voiant combien les avis sont partagés sur la prise à partie, il m'est venu dans la tête que Made Calas devait faire pressentir Mr le vice chancelier, et Mr le Controlleur général, afin de ne pas faire une démarche qui pourait allarmer la Cour, et diminuer peut être les bontés qu'elle espère du Roi. On pourrait engager Mr Héron à savoir par le 1er secrétaire de Mr Le vice-chancelier ce qu'il pense sur cette affaire. Il me semble qu'il est très aisé de savoir si ces deux ministres aprouveraient ou non la prise à partie, et que c'est par là qu'il faut commencer. C'est ce que j'écris à Made Calas.

Voilà deux horribles avantures qui éxercent à la fois vôtre bienfesance philosophique. J'enverrai incessamment la signature de Sirven, si le généreux Mr De Beaumont n'aime mieux vous confier la dernière feuille du mémoire numéroté, et Sirven mettrait son nom par devant notaire au bas de cette page qu'on vous renverrait, et qu'on rejoindrait aux autres, comme je crois vous l'avoir déjà mandé.

Mr De Lahaye fermier général doit vous envoier des chifons couverts d'une toile cirée. Il y a une Made De Chamberlin demeurant rue des douze portes, qui aime passionément les chifons; vous ferez une bien bonne œuvre de lui en envoier deux. On ne peut se dispenser d'en envoier trois à Mr De Chimêne, rue neuve des bons enfans, près du palais roial, attendu qu'il en donnera un à Mr D'Autré pour lui faire entendre raison. Vous êtes prié d'en faire tenir un par la poste à Mr Le Mis D'Argence au château de Dirac par Angoulême. Il y en aura pour vos amis, pour les Leclercs de Montmercy, pour tous les adeptes. Mr D'Argental doit avoir certainement deux paquets que vous devez partager, et ces deux paquets sont curieux. Ils sont d'une seconde fabrique, et on en fait actuellement une troisième. Ce sont des étoffes qui deviennent fort à la mode. Je vois que le goût se perfectionne de jour en jour; ce n'est peut être pas en fait de Tragédies. Il ne m'apartient pas d'en parler; il y aurait à moi de la mauvaise grâce; mais vous me feriez plaisir de m'instruire des sentiments du public que vous avez sans doute recueillis. Quelquefois ce public aime à briser les statues qu'il a élevées, et les yeux se fâchent du plaisir qu'ont eu les oreilles.

Je me recommande à vos prières dans ce saint temps de pâques, et à celles de nos frères. Je vous avais prié de me dire si Helvétius est à Berlin. Pour frère Protagoras il devait bien s'attendre que le Libraire maître de son manuscrit, en disposerait selon son bon plaisir, qu'il en donnerait à ses amis, et que ces amis pouraient en aporter à Paris. Mon ami Cideville a gardé le secret, et n'en a parlé à personne qu'à Protagoras lui même. Le Livre d'ailleurs ne peut faire qu'un très grand éffet; et l'auteur jouïra de sa gloire sans rien risquer.

Continuez, mon cher et digne frère, à faire aimer la vérité. C'est à elle que je dois vôtre amitié, elle m'en est plus chère, et je mourrai attaché à vous et à elle.

Ecr: L'inf: