1765-03-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.
Eheu! fugaces, Postume, Postume,
Labuntur anni.

Notre chronologie, mon cher et illustre confrère, commence à peu près à la même date, mais vous avez sur moi l'avantage d'être plus heureusement né de toutes façons. Vivez longtemps et sainement, et voyez une vingtaine d'éditions nouvelles de votre utile et charmant ouvrage. J'écris rarement et la raison en est que je suis toujours accablé de maladies et presque aveugle. Un horizon de montagnes de glaces qui s'élèvent au dessus des nues et que je vois de mes fenêtres à plus de vingt-cinq lieues change quelquefois mon climat de Naples en climat de la Sibérie, attriste le plus beau pays de la nature, et me rend perclus de mes membres. Cependant je ne quitterai jamais ma retraite: on s'attache à ce qu'on a embelli. J'ai d'ailleurs l'avantage singulier de posséder une terre qui ne doit rien à personne, et je ne la troquerais pas pour celle de Pompignan.

Je soupçonne mme du Deffand de n'être pas excessivement contente de moi, mais elle a tort. Je ne pouvais, ni ne devais mettre entre les mains de personne au monde un ouvrage tout à fait indévot, auquel je n'ai d'ailleurs nulle part. Je devais encore moins le confier à mme de Jaucourt qui a le malheur d'être calviniste, et qui en cette qualité est attachée à la lettre de l'ancien et du nouveau testament. Je n'ai point voulu me fourrer dans les querelles des rabbins; encore moins laisser soupçonner ma foi qui est bien intacte, comme vous savez.

Voudriez vous revoir pour votre nouvelle édition l'endroit où vous parlez du jugement porté contre Charles VII, alors dauphin, sous l'année 1420. Vous pouvez consulter Jean Juvenal des Ursins; vous trouverez en note qu' il fut banni et exilé du royaume à la requête du procureur général du roi, etc.

Vous pouviez aussi, à l'année 1450, éclaircir en deux lignes l'article de Bérenger. Première hérésie, dites vous, sur la réalité, etc. C'est en effet le premier hérétique condamné à ce sujet, mais il s'en faut bien qu'il ait été le premier de son opinion. Voyez si vous êtes d'humeur de dire que Ratramne avait soutenu ce sentiment du temps de Charles le chauve, et Claude de Turin avant Ratramne.

Voulez vous bien aussi revoir l'article de l'avocat général Guérin: vous le pendez en 1554, en parlant de Cabrières et de Mérindol, année 1545. Je crois qu'il eut l'honneur d'être décapité en 1552. C'est à vous à juger de mes représentations comme un souverain de celles de ses sujets.

Le Journal encyclopédique dont vous me parlez a été longtemps le meilleur de l'Europe; il faiblit un peu depuis quelque temps.

Adieu, monsieur; on ne peut ni vous révérer, ni vous aimer plus que je fais.