à Paris ce 3 janvier [1765]
Je ne vous le dissimule point, mon cher maitre, & je ne fais point comme on dit, la petite bouche, vous me comblez de satisfaction par tout ce que vous me dites de mon ouvrage. Je le recommande à votre protection, et je crois qu'en effet il pourra être utile à la cause commune, et que l' infâme, avec toutes les révérences que je fais semblant de lui faire, ne s'en trouvera pas mieux. Si j'étois comme vous, en place marchande pour lui donner des coups de bâton, assurément ce seroit de tout mon cœur, de tout mon esprit, et de toutes mes forces, comme on prétend qu'il faut aimer dieu; mais je ne suis posté que pour lui donner des croquignoles, en lui demandant pardon de la liberté grande, et il me semble que je ne m'en suis pas mal acquitté. Puisque vous voulez bien veiller à l'impression, je vous prie de faire main basse sur tout ce qui vous paroitra long ou de mauvais goût. Je vous en aurai une véritable obligation. Je vous prie aussi d'engager mr Cramer à hâter l'impression; je désirerois que le caractère en fût un peu gros, afin que l'ouvrage pût être lu plus aisément, & aussi pour ses intérêts. A l'égard des miens, je les remets entièrement entre vos mains & entre celles de frère d'Amilaville. J'espère qu'il obtiendra sans peine la permission de faire entrer l'ouvrage; et vogue la galère.
Dites moi un peu, je vous prie, si vous le savez, ce que c'est qu'une histoire qu'on fait courir d'une lettre des Corses à Jean Jaques pour le prier d'être leur législateur? Vous avez écrit à quelqu'un que les Corses l'avoient seulement prié de mettre leurs loix en bon françois. Cela me paroit un persiflage, ou de leur part, ou de la vôtre. C'est comme si nosseigneursécrivoient à Paoli de mettre leurs arrêts en bon corse, ou aux sauvages du Canada de les mettre en bon Iroquois. J'avoue que cette dernière traduction conviendroit assez aux réquisitoires d'Omer. Quoi qu'il en soit, dites moi, je vous prie, ce que vous savez là dessus de certain. On assure qu'il a écrit une lettre à mr Abauzit (que peutêtre vous serez à portée de voir) dans laquelle il se félicite beaucoup de l'honneur que les Corses lui font; et en même temps on assure qu'il a écrit, il y a peu de temps, à Duchesne, son libraire à Paris, pour lui dire que cette prétendue lettre des Corses est fausse, et que c'est un nouveau tour que lui jouent ses ennemis. On ajoute que c'est vous qui lui avez joué ce tour là, mais sans en apporter la moindre preuve. Je sais que Jean Jaques a des torts avec vous, & qu'il vous a écrit des folies au sujet des comédies que vous faisiez jouer auprès de Geneve; mais je ne puis croire que vous cherchiez à la tourmenter dans sa solitude, où il est déjà assez malheureux par sa santé, par sa pauvreté, et surtout par son caractère. Il vient de faire des lettres de la montagne, qui mettent, dit on, tout Geneve en combustion, mais qui vraisemblablement, si j'en crois ses plus zélés partisans, ne font pas grande sensation ailleurs. On dit qu'il y chante la palinodie à mon égard sur le socinianisme qu'il me reprochoit d'avoir imputé aux Genevois. Ce n'est pas la 1ère fois qu'il se contredit; mais il souffre, il est malheureux, il faut bien lui passer quelque chose. Il faut dire de lui comme le régent disoit d'un homme qui prenoit force lavemens à la Bastille: il n'a que ce plaisir là.
Vous avez cru comme moi, sans fondement, que l'abbé de Condillac étoit mort; heureusement il est tiré d'affaire, et reviendra bientôt chez nous jouir de la fortune et de la réputation qu'il mérite. La philosophie auroit fait en lui une grande perte; en mon particulier j'en aurois été inconsolable. Adieu, mon cher & illustre confrère. N'oubliez pas votre commentaire de Corneille pour l'académie. Duclos m'a dit que vous veniez de lui écrire à ce sujet. Je lui avois fait part de votre lettre, et je ne doute point que l'oubli ne vienne de Cramer. Tout cela sera bien aisé à réparer; c'est un petit mal.
Si vous voulez savoir la généalogie du descendant de Gabrielle d'Estrées, adressez vous à l'abbé Olivet qui vous en dira des nouvelles. Son père étoit laquais de feu mr de Maucroix; ce ne seroit pas un tort, si le fils n'étoit pas un maraud. Mais ce n'est pas le tout d'être laquais, il faut être honnête.
Dites moi un peu, je vous prie, sous le sçeau de la confession, ce que vous pensés d'un mr le chevalier de La Tremblaye qui a été vous voir, qui fait, dit on, de petits vers innocens, et à qui vous écrivez, à ce qu'on prétend, des lettres qui lui tournent la tête de vanité. Des personnes très considérables désireroient de savoir le jugement que vous en portés, et m'ont prié de vous le demander.