1764-12-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques François Paul Aldonce de Sade.

Vous avez écrit à un aveugle, monsieur, et j'espère que je ne serai que borgne quand j'aurai l'honneur de vous revoir. Soyez sûr que je vous verrai de très bon œil s'il m'en reste un. Les neiges du mont Jura et des Alpes m'ont donné d'abominables fluxions que votre présence guérira. Mais serez vous en effet assez bon pour venir habiter une petite cellule de mon petit couvent? Il me semble que dieu a daigné me pétrir d'un petit morceau de la pâte dont il vous a façonné. Nous aimons tous deux la campagne et les lettres, embarquez vous sur notre fleuve, je vous recevrai à la descente du bateau, et je dirai benedictus qui venit in nomine Apollinis.

Je n'ai point encore entendu parler de votre second tome, mais quand il viendra je ne saurai comment faire pour le lire. Il y a trois mois que je suis obligé de me servir des yeux d'autrui. Jugez s'il y a quelque apparence au beau conte qu'on vous a fait, que j'avais mis quelques observation dasns la gazette littéraire. Je ne lis, depuis longtemps, aucune gazette, pas même l'ecclésiastique.

Il est juste que vous ayez beaucoup de jésuites dans Avignon. D'Assouci et eux se sont sauvés en terres papales: les parlements ont fait du mal à l'ordre mais du bien aux particuliers. Ils ne sont heureux que depuis qu'ils sont chassés. Mon jésuite Adam était mal couché, mal vêtu, mal nourri, il n'avait pas un sou, et toute sa perspective était la vie éternelle. Il a chez moi une vie temporelle qui vaut un peu mieux. Peut-être que dans un an il n'y aura pas un seul de ces pauvres gens qui voulût retourner dans leurs collèges s'ils étaient ouverts. Du reste, nous ignorons, dieu merci, tout ce qui se passe dans le monde, et nous nous trouvons fort bien de notre ignorance. Le meilleur parti qu'on puisse prendre avec les hommes, c'est d'être loin d'eux, pourvu qu'on soit avec un homme comme vous. Mon indifférence pour le reste du genre humain augmentera quand je jouirai du bonheur que vous me faites espérer. Je prends la liberté d'embrasser de tout mon cœur le parent de Laure, et l'historien de Petrarque, qui est de meilleure compagnie que son héros.

V.