1764-12-24, de Stanislas Jean de Boufflers à Marie Françoise Catherine de Beauvau-Craon, marquise de Boufflers-Remiencourt.

J'ai été hier pour la première fois à Genève. C'est une grande et triste ville habitée par des gens qui ne manquent pas d'esprit, & encore moins d'argent, & qui ne se servent ni de l'un ni de l'autre. Ce qu'il y a de très joli à Geneve, ce sont les femmes: elles s'ennuyent comme des mortes, mais elles mériteraient bien de s'amuser.

Le peuple suisse & le peuple français ressemblent à deux jardiniers, dont l'un cultive des choux, & l'autre des fleurs. Remarquez encore avec moi, que moins on est libre, & mieux on aime les femmes. Les Suisses s'en servent moins que les Français, & les Tures davantage.

Vous dont l'empire est la beauté,
Sexe charmant, je plains le Suisse qui vous brave.
De quoi peut lui servir sa triste liberté,
Si le ciel vous destine à consoler l'esclave?

En voilà assez sur les femmes en général; il est temps de revenir à ma mère qui est femme aussi, mais d'un ordre supérieur. Elle est aux femmes, ce que les séraphins sont aux anges, & les planètes aux capucins.

Nous nous sommes amusés hier, une dame Cramer, qui a beaucoup d'esprit, & moi, à faire des couplets. En voici un qu'elle avait commencé sur le père Adam, jésuite et aumônier de Voltaire, & que j'ai fini.

Il faudrait que le père Adam
Voulût être mon amant.
Oui, que la peste me crève,
S'il me veut je suis son Eve,
Et je serai dès demain
La mère du genre humain.

En voici un que je fis à la dame en même temps que je travaillais à arranger le sien.

Pendant que la chanson s'achève,
Payez moi le prix qui m'est dû;
Et si jamais vous êtes Eve,
Que je sois le fruit défendu.

Ecoutez en une charmante que Voltaire a fait pour moi à propos de madame Cramer:

Mars l'enlève au séminaire;
Tendre Vénus, il te sert:
Il écrit avec Voltaire;
Il sait peindre avec Hubert;
Il fait tout ce qu'il veut faire;
Tous les arts sont sous sa loi:
De grâce, dis moi, ma chère,
Ce qu'il sait faire avec toi.

Adieu, madame, je vous aime, comme il faut vous aimer quand on est votre fils, & même quand on ne l'est pas.