1764-11-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Rousseau.

Il est vrai, Monsieur, comme vous le dites dans vôtre lettre du 4 du courant, qu'on débite toujours quelque chose sous mon nom, comme on donne quelque fois du vin cru pour des vins étrangers. Ceux qui font ce négoce se trompent encor plus qu'ils ne trompent le public. Mon vin a toujours été fort médiocre, et ceux qui débitent le leur sous mon nom, ne feront pas fortune.

J'apprends que pour surcroit, on vient d'imprimer en Hollande, mes Lettres secrettes. Je crois qu'en éffet ce recueil sera très secrêt, et que le public n'en saura rien du tout. Il me semble que c'est à la fois offenser le public, et violer tous les droits de la société, que de publier les lettres d'un homme de son vivant, sans son consentement; mais lui imputer des Lettres qu'il n'a point écrit, c'est le métier d'un faussaire. Ce recueil n'est point parvenu dans ma retraitte; on m'assure qu'il est fort mauvais, et j'en suis très aise.

Je présume, aureste, que dans ces lettres familières qu'on débite sous mon nom, il n'y en aura aucune qui commence comme celles de Ciceron, si vous vous portez bien, j'en suis bien aise, pour moi je me porte bien. Ce serait là trop clairement un mensonge imprimé.

Je conçois qu'on imprime les Lettres de Henry 4, du cardinal d'Ossat, de made De Sévigné. Racine le fils a même donné au public quelques Lettres de son illustre père, dont on pardonne l'inutilité en faveur de son grand nom, mais il n'est permis d'imprimer les Lettres des hommes obscurs que quand elles sont aussi plaisantes que celles que vous connaissez sous le titre de Litterœ obscurorum vivorum. Ne voilà t-il pas un beau régal à faire au public que de lui présenter les prétendues lettres très inutiles et très insipides écrites par un homme retiré du monde à des gens que le monde ne connait point du tout? Il faut être aussi malavisé pour imprimer de telles fadaises, que frivole pour les lire. Aussi toutes ces paperasses tombent elles au bout de quinze jours dans un éternel oubli; et prèsque toutes les brochures de nos jours ressemblent à cette foule inombrable de moucherons qui meurent après avoir bourdonné un jour ou deux, pour faire place à d'autres qui ont la même destinée.

La pluspart de nos occupations ne valent guère mieux, et ce n'était pas un sot que celui qui a dit le premier que tout était vanité, excepté la jouïssance paisible de soi même.

La substance de tout ce que je vous dis, Monsieur, mériterait une place dans vôtre journal, si elle était ornée par vôtre plume.

J'ai l'honneur d'être avec les sentiments que vous me connaissez, Monsieur, vôtre très humble et très obéïssant serviteur.

V.