aux Délices le 20 8bre 1764
A la mort de Mr Dargenson, je ne pouvais écrire à personne mon cher et respectable confrère.
J'étais très malade, ce qui m'arrive souvent, et je suis toujours prêt à faire l'éternel voyage qu'a fait votre ami, que nous ferons tous, et qui n'est que la fin d'un rôle ou pénible ou insipide ou frivole, que nous jouons pour un moment sur ce petit globe. Je ne pus alors écrire ni à vous, son illustre ami, ni à messrs de Paulmy et de Voyer.
Quelque temps après, dans une lettre que je fus obligé d'écrire, tout malade que j'étais, à mad. Dudeffand pour une commission qu'elle m'avait donnée, je vous adressai sept ou huit lignes un peu à la hâte, mais c'était mon cœur qui les dictait. J'étais d'ailleurs très embarrassé de l'exécution des ordres de mad. Dudeffand. Il s'agissait de lui procurer un exemplaire d'un petit livre intitulé dictionnaire philosophique portatif, imprimé à Liege ou à Basle. C'est un recueil de pièces déjà connues tirées de différents auteurs. Il y a 3 ou 4 articles assez hardis, et je vous avoue que j'étais au désespoir qu'on me les imputât; ce qui a donné lieu à cette calomnie, c'est que l'éditeur a mis dans l'ouvrage une demi-douzaine de morceaux que j'avais destinés autrefois au dictionnaire encyclopédique, comme Amour, Amour propre, Amour socratique, Amitié, Gloire, &c.
Les autres articles sont pris partout. Baptême est du docteur Midleton, traduit mot pour mot. Enfer, Christianisme sont traduits de milord Warburton, évêque de Glocester. Apocalypse est un extrait du manuscrit curieux de mr Abauzit, l'un des plus savants hommes de l'Europe et des plus modestes, mais l'extrait est très mal fait. Messie est tout entier du premier pasteur de l'église de Lausanne, nommé mr Polier de Bottens, homme de condition et de beaucoup de mérite, qui envoya cet article aux encyclopédistes il y a quelques années. Cet article me parait savant et bien fait; j'ai obtenu depuis peu qu'on m'envoyât l'original écrit de sa main que je possède; ainsi vous voyez, mon cher et illustre confrère, que l'ouvrage n'est pas de moi, mais il faudra toujours que les gens de lettres soient persécutés par la calomnie; c'est leur partage, c'est leur récompense. Je pourrais si je voulais me plaindre qu'à l'âge de 71 ans, accablé d'infirmités et presque aveugle, on ne veuille pas me laisser achever ma carrière en paix; mais je ne suis pas assez sot pour me plaindre, et j'aime mieux rire jusqu'au bout des vains efforts de la clique des Pompignan et des Freron.
Vos bontés me les font oublier, mon aimable et illustre confrère; et quand je songe que je suis toujours un peu aimé du seul homme qui ait appris aux Français leur histoire, je me rengorge et je suis tout fier dans mes déserts. Vivez, poussez votre carrière aussi loin que Fontenelle, et quand je serai mort, dites, J'ai perdu un admirateur.