1764-08-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher frère, vous fatiguerai-je encor du dépôt de mes Lettres, que vous avez la bonté de faire parvenir à leur destination?
En voicy une que je vous suplie de faire tenir à Mr Blin de st Maur, à qui vous avez donné un Corneille; il a fait une petite brochure contre les préjugés de Littérature qui me parait assez bien, quoi qu'elle ne soit pas assez aprofondie. Vous savez qu'il faut encourager tous les ennemis des préjugés. S'il vous restait quelques éxemplaires de Corneille, je vous suplierais d'en faire tenir un à Mr le Marquis Albergati, sénateur de Bologne. Mais comment envoier à Bologne? Je crois que tout va par les voitures publiques, et qu'en mettant le paquet à la diligence de Lyon pour être envoié à Bologne par les messageries, le tout arriverait à bon port. Mais je ne veux pas vous causer un tel embarras, et abuser à ce point de vôtre amitié et de vôtre activité, deux bonnes qualités que je souhaitte à frère Thiriot. Figurez vous qu'il n'y a pas un seul Corneille chez les Cramers. Il ne m'en reste qu'un seule éxemplaire, encore est-il imparfait. Je sens tous les jours la faute que Gabriel a faitte en ne rendant pas son édition assez nombreuse.

Il faut que je vous conte que Palissot ne s'éloigne pas de vouloir se raccomoder avec les philosophes. Il m'a écrit plusieurs fois. Je lui ai répondu que je ne pouvais lui pardonner d'avoir attaqué des gens de mérite, qui pour la pluspart aiant été persécutés, devraient être sacrés pour lui.

J'en reviens toujours à gémir avec vous de voir les philosophes attaqués par ceux mêmes qui devraient l'être; par ceux qui pensent comme nous, et qui auraient combattu sous les mêmes étendarts s'ils n'avaient pas été possédés du démon de L'envie, et de celui de la satire. Par quelle fureur enragée, quand on veut être satirique, n'exerce t-on pas ce talent contre les persécuteurs des gens de bien, contre les ennemis de la raison, contre les fanatiques?

Dites moi, je vous en prie, si frère Platon est lié avec le secrétaire de nôtre académie? Je crois que ce secrétaire ne sera jamais l'ennemi de la philosophie; mais je ne crois pas qu'il veuille se compromettre pour elle. Nous avons des compagnons, mais nous n'avons point de guerriers.

Vous souvenez vous du petit ouvrage attribué à St Evremont? On le réïmprime en Hollande revu et corrigé, avec plusieurs autres pièces dans ce goût. On m'en a promis quelques éxemplaires que je ne manquerai pas de faire passer à mon cher frère.

Bonsoir, je ferme ma Lettre, et je vous jure que ce n'est pour être oisif.

Ecr. L'inf: