1764-05-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher frère, abuserai-je encor de vos bontés, jusqu'à vous prier de vouloir bien faire donner à Briasson le papier cy joint?
S'il n'est pas du nombre des Libraires qui ont le privilège de Corneille, il les connait du moins, et il peut leur faire parvenir cette declaration de ma part, en cas qu'elle soit approuvée par vous et par mes anges. Elle peut toujours servir à différer l'exécution de l'entreprise très hazardée des libraires; c'est servir autant que je le peux la famille Corneille. L'auteur de Cinna m'est cher, malgré Théodore, Pertharite, Agésilas et Suréna, comme j'aime les belles Lettres malgré l'horrible abus qu'on en fait.

La permission qu'on a donnée à Fréron de les déshonorer deux fois par mois, la secrette envie de gens en place qui prétendaient à l'éloquence, ont été des coups mortels, et la Littérature est devenue un champ de bataille dans lequel le pédant en robe noire a écrasé le philosophe, et où l'araignée de l'année littéraire a succé son sang. Le pis de tout celà c'est la dispresion des fidèles; c'est là le grand objet de vos gémissements et des miens. S'ils avaient pu se rassembler c'eût été la plus belle époque de l'histoire de l'esprit humain. Les Stoïciens, les académiciens, les Epicuriens, formaient des sociétés considérables. Le sénat de Rome partagé entre ces trois sectes n'en était pas moins le maître de la terre connue, et on ne peut rassembler six philosophes dans le misérable païs des Welches. En ce cas, renonçons de bonne grâce à la petite supériorité que nous prétendons dans la Littérature, et avouons franchement que nous sommes des demi barbares.

Orate fratres et Ecr: L'inf.