1764-04-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Nous élevons nos cris à nos anges du sein des mers qui submergent nos vallées entre nos montagnes de glace et de neige.
Nous offrons volontiers à notre curé la dîme de tout cela; mais pour la dîme de nos blés, dieu nous en préserve!

Après nos dîmes, l'affaire la plus intéressante est que mes anges aient la bonté de nous envoyer nos roués. J'y ai fait tant de corrections, tant de changements, j'y en ferai tant encore, qu'il faut absolument que je fasse porter sur votre copie tous les petits cartons qu'il y faut faire. Voyez vous, je cherche par un travail assidu à mériter vos bontés. Le Chimene a beau me trouver décrépit, je veux que mes anges me trouvent jeune; je veux que la conspiration à la tête de laquelle ils sont réussisse. Jamais rien ne m'a tant réjoui que cette conspiration. Mettez tout votre esprit, mes anges, toute votre adresse, toute votre politique, pour conduire à bien cette plaisante aventure le plus promptement que vous pourrez. Je vous renverrai votre copie la première poste après celle où je l'aurai reçue.

Les frères Cramer ont envoyé à Paris les contes de Guillaume Vadé avec quelques autres pièces qu'on pourrait très bien brûler comme un mandement d'évêque. Vous pensez bien que ces pièces ne sont pas de moi. Lesdits frères Cramers se sont imaginé très mal à propos qu'ils vendraient mieux leurs denrées s'ils y mettaient mon nom. Ils ont fait imprimer un titre qui est très ridicule. Ils intitulent ce volume de contes de Guillaume Vadé, Suite de la collection des œuvres de V.&c. J'en ai été indigné. Ils m'ont promis de supprimer cette impertinence; j'ai tout lieu de croire qu'ils ne l'ont pas fait, en ce cas je vous demande en grâce de vous servir de tout votre crédit pour faire saisir l'ouvrage. J'en écrirai moi même à m. de Sartine avec une violente véhémence; et je me vengerai de cet horrible attentat d'une façon exemplaire. Je voudrais que mon nom fût anéanti et que mes œuvres subsistassent. J'aime les contes de Guillaume Vadé, mais je voudrais qu'on ne parlât jamais de moi. Je voudrais n'être connu que de mes anges, et je prétends bien que je serai entièrement ignoré dans notre belle conspiration, mais je vous avertis qu'il faudra absolument un nom, car si on ne nomme personne on me nommera; il faudra au moins dire que c'est un jeune jésuite, par exemple celui au derrière duquel Pompignan marchait à la procession ou bien quelque abbé qui veut être prédicateur du roi.

Que voulez vous que je dise à m. de Richelieu quand il me mande qu'il a arrangé tout avec ses camarades les premiers gentilshommes? Je ne crois pas que de ma petite métairie des Délices en pays genevois je puisse lutter honnêtement contre quatre grands officiers de la couronne. Ma destinée est d'être écrasé, persécuté, vilipendé, bafoué, et d'en rire. Pour me dépiquer, je mets sous les ailes de mes anges le petit mémoire ci-joint pour la gazette littéraire. Je n'ai encore rien reçu d'Italie et d'Espagne. Je tire de mon cerveau ce que je peux, mais ce cerveau est bientôt desséché; il n'y a que le cœur d'inépuisable.