à Paris ce 6 avril [1764]
Je vous dois une réponse depuis longtemps, mon cher & illustre maitre; et il y a plus de 15 jours que vous l'auriez si je n'en avais été empêché par un débordement de bile, non pas au moral et au figuré (quoiqu'en vérité ce monde si parfait en vaille bien la peine), mais au propre et au physique; et presque aussi abondamment, que Palissot vient d'en verser dans sa Dunciade.
Avez vous lu ce joli ouvrage, ou plutôt avez vous pu le lire? Il faut avouer que de pareils Ecrivains font bien de l'honneur à leurs mécènes; ce qu'il y a de plaisant, c'est que l'auteur, pour avoir représenté dans sa pièce des Philosophes de très honnêtes gens comme des cartouchiens, a été loué à la cour, protégé, récompensé; il s'avise dans la Dunciade de dire que Crevier est un âne; Crevier, vieux janséniste, se plaint au parlement; le parlement veut mettre Palissot au Pilori, & les protecteurs de Palissot le font exiler, pour le soustraire au Parlement; on le traite avec le même faveur que l'archevêque de Paris. Dires après cela que les lettres ne sont pas favorisées! Quant à moi, j'en suis fort content; et si je fais jamais une dunciade, je me flatte d'en être quitte aussi pour quelques mois d'absence. Mais je ne ferai point de dunciade, ou si j'avois le malheur d'en faire une, ce ne seroit ni M. Blin, ni mr du Rosoi, ni mr Sabatier, ni mr Rochon, ni même mr Freron que j'y mettrois. Ce seroit des noms plus illustres.
Laissons toutes ces infamies, et parlons d'Olympie. Je vous félicite de son grand succez. Vous y avez fait des changemens heureux. Le rôle de Statira et celui de l'hiérophante sont beaux, celui de Cassandre a des moments de chaleur qui intéressent; celui d'Antigone et d'Olimpie m'ont paru foibles. Mais mlle Clairon y est admirable au dernier acte. Quand elle seroit un mandement d'Evêque, ou l'Encyclopédie, elle ne se jetteroit pas au feu de meilleure grâce; Voiture lui diroit qu'on ne lui reprochât pas de n'être bonne ni à rôtir ny à bouillir; le spectacle est d'ailleurs grand et auguste, et cela s'appelle une Tragédie bien étoffée; la représentation m'a fait très grand plaisir, et la lecture que j'en ai refaite depuis a ajouté au plaisir de la représentation.
J'ai lu aussi depuis peu, par une espèce de fraude, un certain conte intitulé, de l' Education d'un Prince. Cela me paroit bien fait pour feu Vadé; croyez vous qu'il ait fait cela? Pour moi sans faire tort à la manière de Vadé, j'aime encore mieux ce conte là que tous ceux qu'il nous a donnés, & que j'aime pourtant beaucoup.
Mais àpropos de ces contes, permettez moi, mon cher maitre, de vous dire que vous êtes un drôle de corps. Je vous écris qu'une personne qui se dit de vos amies, dénigre Macare; le fruit de cet avertissement (après m'avoir marqué le peu de cas que vous faites de cette personne et de ses jugemens) est une longue lettre que vous lui écrivez, et à laquelle vous joignez le conte des trois manières, en la priant de vouloir bien lui être favorable. Cela s'appelle offrir une chandelle au diable. Encore passe si vous n'en offriez qu'à des diables de cette Espèce, qui après tout ne sont que des diablotins. Mais vous avez des torts bien plus grands, et vous sacrifiez sur les hauts lieux, ce qui comme vous le savez est une abomination devant le seigneur, du moins si je me souviens encore du livre des Rois, et des Paralipomenes, dont vous vous souvenez mieux que moi.
Nous touchons au moment de n'avoir plus de jesuites, & ce qui m'étonne, c'est que les herbes poussent comme à l'ordinaire, et que le soleil ne s'obscurcit pas. La dernière Eclipse même n'a pas été aussi forte que nous nous y attendions. L'univers ne sent pas la perte qu'il va faire. (Voilà un beau vers de Tragédie.).
J'ai reçu une lettre charmante de votre ancien disciple. Il me mande que depuis qu'il a fait la paix, il n'est en guerre ni avec les cagots ni avec les jésuites, et qu'il laisse à une nation belliqueuse comme la françoise le soin de ferailler envers et contre tous.
Que je confonde, dites vous, ce maraud de Crevier? Je m'en garderai bien, je n'ai pas d'envie d'être au pilori, ou exilé. Ah, monsieur Crevier, que je trouve que vous avez raison dans tout ce que vous dites!
Cette Tolerance n'est point encore tolérée; & je ne sais quand elle pourra parvenir à l'être. Il me semble qu'on n'en distribue point encore. Nous attendons le Corneille. Il est entre les mains d'un cuistre nommé Marin, qui doit décider si le public pourra le lire. Il faut rire de cela ainsi que de tout le reste. Adieu, mon cher confrère. Mes respects à mad. Denis.