1764-03-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Necker.

Il faut d'abord vous dire, Monsieur, que le ministre à qui je m'adressai pour obtenir la délivrance de ce pauvre galérien, a eu besoin de beaucoup d'adresse pour réussir aussi vîte qu'il a fait, dans une chose qui n'est pas de son ministère.
Il ne serait pas possible d'obtenir la même grâce pour vingt quatre personnes, la pluspart condamnées par des parlements. Vous savez dans quelles circonstances nous sommes; mais voicy les propositions que j'ai faittes, et qui pouront réussir, en cas que vous soiez secondé par les parents et les amis de ceux qui sont condamnez pour cause de religion.

Le ministère a une grande prédilection pour la nouvelle Colonie de la Guiane, on assure que le sol y est éxcellent, et que des personnes industrieuses et actives peuvent s'y enrichir en peu d'années. C'est, d'ailleurs, le plus beau climat de la nature; et les habitans des côtes méridionales de France ne trouveront pas l'air fort différent, attendu les vastes forêts qui dans ce païs tempèrent plus qu'ailleurs l'ardeur du soleil. Il me parait qu'il vaut mieux s'enrichir à la Cayenne, que d'être enchainé à Marseilles.

Vous m'avez dit, Monsieur, qu'ils pouraient fournir une somme de quinze à vingt mille livres pour obtenir leur liberté; je peux vous assurer qu'il n'y a point de ministre en France qui donnât sa faveur à prix d'argent; mais si vous pouvez faire préparer cette somme pour leur faire une pacotille, pour leur acheter les choses nécessaires à leur établissement, et à l'espèce de culture qu'ils voudront entreprendre, s'ils se déterminent à partir avec leurs familles, s'ils peuvent même engager plusieurs de leurs amis à partir avec eux, il n'y aurait en ce cas qu'à m'envoier un petit mémoire de leurs propositions. J'ai déjà parole qu'on fera pour eux humainement tout ce qu'on poura pour favoriser leur établissement, leur liberté, et leur succez à la Guiane.

Il ne faudrait pas, à mon avis, qu'ils demandassent la permission de bâtir un temple, et d'amener avec eux des ministres, il faut qu'ils se présentent comme cultivateur soit d'indigo, ou de cochenille, ou de cotton, ou de soye, ou de Tabac, ou de sucre, et non comme le peuple de Dieu passant les mers pour aller chanter les pseaumes de Marot. Ils pouront secrettement embarquer un ministre, ou deux, si celà leur convient; et quand ils seront une fois à la Guiane, ils auront à faire à un gouverneur, homme de mérite, qui connait mieux que personne au monde le prix de la Tolérance, et qui ne part qu'avec la ferme résolution d'accorder à tout le monde liberté de conscience.

Voiez, Monsieur, si vous pouvez favoriser cette entreprise et si on pourait s'assurer de quelques familles qui voulussent se joindre à ceux qui sont détenus actuellement à Marseilles. On peut faire toute cette affaire avec un carré de papier. J'ai déjà les noms des galériens que j'enverrai au ministre; il ne s'agit que de trouver quelqu'un qui stipule pour eux, et pour les familles qui voudront s'embarquer. Il n'y a qu'à promettre qu'on se rendra dans trois mois au plus tard, dans le port indiqué par le ministre, avec tous les ustenciles nécessaires à l'espèce de culture que chaque famille embrassera.

Il faudrait, je crois, qu'ils promissent aussi d'embarquer avec eux des provisions à leurs dépends, pour suppléer à ce qui pourait manquer pendant la traversée; que le ministère s'engageât à leur fournir une partie de ces provisions de bouche, et que les émigrans se chargeassent de l'autre partie.

Je ne propose cet arrangement que pour rendre tout plus facile; car je crois que si une fois le ministère les avait fait embarquer il faudrait bien qu'il les nourrit, mais ils en seront beaucoup mieux, quand chacun arrivera avec sa petite provision; et l'argent dont vous m'avez parlé peut aisément servir à cet usage. Faittes donc au plutôt vôtre proposition, Monsieur, elle sera favorisée par un digne ministre d'Etat, et il la fera passer dans le conseil à moins qu'il n'y trouve des obstacles invincibles. On ne doit jamais répondre de rien; mais j'espère beaucoup. Il n'y a pas un moment à perdre, vous aurez la gloire de rendre un très grand service à l'humanité, et je serai vôtre premier commis dans le bureau de la bienfaisance. Je suis à vous sans cérémonie.

V.