19^e Mars 1764 à Ferney

Monsieur,

Dieu a permis que je fusse chargé, je ne sais comment, de deux affaires qui regardent Monsieur le Chevalier Turgot, et qui sont de vôtre département comme du sien, puisqu'il s'agit de faire du bien aux hommes et de servir l'état.

Il y a vingt quatre protestans aux galères à Marseilles; j'avais eu l'impudence, il y a quelques mois, de demander à M^r le Duc de Choiseuil la grâce d'un imbécile qui était au nombre de ces martirs, je l'obtins sur le champ. Celà me donna une grande réputation sur les bancs des galères. Les 24 martirs s'imaginèrent que j'avais tout pouvoir sur la Méditerranée; ils me firent écrire qu'ils pouraient donner quinze ou vingt mille francs pour obtenir leur délivrance. J'ai conclu de là qu'ils pouraient très bien emploier cet argent à s'établir à la Guiane, et qu'ils pouraient même engager plusieurs familles à cette émigration. J'ai conçu que des gens qui aimaient mieux rester aux galères que de changer de religion, étaient la meilleure acquisition que M^r le Chevalier Turgot pourait jamais faire. J'en ai écrit à m^r le Duc de Choiseuil, qui daigne approuver mon idée, et je crois que M^r le Chevalier Turgot poura faire un bon coup de filet; il augmentera sa colonie de plusieurs personnes actives, industrieuses, et qui ne coûteront rien à l'état. Je compte envoier incessamment les propositions des martirs et confesseurs, et en cas que ces propositions soient raisonnables, je vous demanderai vôtre protection, et celle de m^r vôtre frère.

La seconde grâce dont j'ai à vous parler, Monsieur, est encor au sujet de la colonie. Je quitterais volontiers mon païs de neiges, pour aller vivre sous un beau soleil, et sous un gouverneur philosophe, mais étant trop vieux et trop malade pour me transplanter, j'ai offert à ma place, un jeune homme qui se porte bien, qui a servi dans l'Inde six ans, sous l'Irlandais L'Ally, sans avoir été paié, qui a fait dixhuit mois les fonctions de major, il s'appelle De Sireday. Il est fils d'un avocat général de la chambre des comptes de Dijon, il a perdu son père, il n'est pas riche, mais sa mère poura faire un éffort pour lui. M^r le Duc de Choiseuil me fait l'honneur de me mander qu'il a recommandé cet officier à M^r le Chevalier Turgot; je ne sais pas quelle place on peut lui accorder, ni ce qu'on peut faire pour lui dans un païs où probablement on ne se battra contre personne; mais à tout hazard, je prends la liberté de demander vôtre protection.

Je n'ai pas encor de nouvelles positives de l'affaire des protestans de France, mais il me parait qu'ils seraient tout propres à peupler la Guiane; ils sont accoutumés aux païs chauds, et détonneraient très bien les pseaumes de Marot dans le païs d'Eldorado, c'est le païs dont Candide a été si content, et où il aurait dû rester.

Il se peut faire que de mes deux propositions aucune ne réussisse, c'est une chose à laquelle je suis très accoutumé, mais elles m'auront du moins procuré l'une et l'autre une nouvelle occasion de vous assurer du très tendre respect de l'habitant des neiges du Mont-jura; pardonnez lui s'il n'a pas l'honneur de vous écrire de sa main, ses yeux ne valent pas mieux que le reste de sa machine.