1763-10-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher frère, voicy d'abord un paquet qu'on m'a envoié de Hollande pour vous.

A l'égard de madlle Clairon, il importe peu qu'elle mérite ou non, l'attention qu'on a de lui envoier ce que vous sçavez; elle est intéressée à décrier ce qui condamne son état, et quoi que puissent penser ses amis sur les gens de Lettres, ils pensent uniformément sur l'objet dont nous nous occupons; ils sont très capables de répandre, sans se compromettre, ce qui doit percer peu à peu dans l'esprit des honnêtes gens. Je vous avoue, mon cher frère, que je sacrifie tout petit ressentiment, tout intérêt particulier, à ce grand intérêt de la vérité. Il faut assommer une hydre qui a lancé son venin sur tant d'hommes respectables par leurs mœurs et par leur science. Vos amis, et surtout vôtre principal ami doivent regarder cette entreprise comme leur premier devoir; non pas pour se venger des morsures passées, mais pour se garantir des morsures à venir, pour mettre tous les honnêtes gens à l'abri, en un mot, pour rendre service au genre humain. Il est clair qu'il faut nétoier la place avant de bâtir, et qu'on doit commencer par démolir l'ancien édifice, élevé dans des temps barbares. Les petits ouvrages que vous connaissez peuvent servir à cette vue. Je pense que c'est sur ces principes qu'il faut travailler. Les ouvrages métaphisiques sont lus de peu de personnes, et trouvent toujours des contradicteurs. Les faits évidents, les choses simples et claires, sont à la portée de tout le monde et font un éffet immanquable.

Je voudrais que vôtre ami eût assez de temps pour travailler à rendre ce service; mais il a un ami qui est actuellement à sa terre, et qui a tout ce qu'il faut pour venger la vertu et la probité, si longtemps outragées; il a du loisir, de la science et des richesses; qu'il écrive quelque chose de net, de convainquant, qu'il le fasse imprimer à ses dépens, on le distribuera sans le compromettre. Je m'en chargerai; il n'aura qu'à m'envoier le manuscrit, cet ouvrage sera débité comme les précédents que vous connaissez, sans éclat et sans danger. Voilà ce que vôtre ami devrait lui représenter.

Parlez lui, engagez le à obtenir une chose si aisée et si nécessaire. On se donne quelquefois bien des mouvements dans le monde, pour des choses qui ne valent pas celle que je vous propose. Emploiez, vôtre ami et vous, toute la chaleur de vos belles âmes dans une chose si juste.

Je demande pardon à frère Thiriot, c'est à dire à frère indolent, d'être aussi indolent que lui, et de ne lui point écrire; mais je compte que ma Lettre est pour vous et pour lui.

J'aime mieux pour une inscription deux vers que quatre. Ce distique,

Il chérit ses sujets comme il est aimé d'eux,
Heureux père entouré de ses enfans heureux,

n'est peut être pas vrai aujourd'hui, mais il peut l'être avant que la statue soit érigée, quand toutes les remontrances du parlement seront oubliées.

A-t-on imprimé le plaidoier contre les Bernardins? Si vous l'avez, mon cher frère, je vous suplie de me l'envoier. Plût à Dieu que vous pussiez m'envoier aussi quelque édit qui abolit les Bernardins!

Je ne peux trop vous remercier de la bonté que vous avez eue de faire parvenir mes mémoires et mes Lettres à L'avocat au conseil. Je vous suplie de lui faire tenir encor cette Lettre.

Je ne sçais si j'aurai jamais la consolation de vous voir, et si je vous aimerai plus que je ne vous aime.

Voicy encor un petit mot pr Mr Helvétius; je ne sçais où il est; je vous recommande cet petit mot.