21e sept: 1763
Mes divins anges, c'est bien dommage que la gazette Littéraire, si elle éxiste, se soit laissée prévenir sur le compte qu'elle pouvait rendre des Lettres de Milady Montaigu, qui paraissent en Angleterre depuis six mois et que je n'ai que depuis cinq ou six jours.
Les Lettres de Made Sevigné sont faittes pour les Français, et celles de Milady Montaigu pour toutes les nations. Si jamais elles sont bien traduittes, ce qui est fort difficile, vous serez enchantés de voir des choses curieuses en nouvelles embellies par la science, par le goût et par le stile. Figures vous que depuis plus de mille ans nul voiageur à portée de s'instruire, et de nous instruire n'avait été à Constantinople par les païs que made De Montaigu a traversés; elle a vu la patrie d'Orphée et d'Aléxandre; elle a diné tête à tête avec la veuve de l'Empereur Mustapha; elle a traduit des chansons Turques, et des déclarations d'amour qui sont tout à fait dans le goût du cantique des cantiques; elle a vu des mœurs qui ressemblent à celles qu'Homêre a décrites, et elle a voyagé avec son Homère à la main. Nous apprenons d'elle à nous défaire de bien des préjugés. Les Turcs ne sont ni si brutes, ni si brutaux qu'on le dit. Elle a trouvé autant de Déistes à Constantinople qu'il y en a à Paris et à Londres. J'avoue que j'ai été fâché qu'elle traitte nôtre musique et nôtre sainte religion avec le plus profond mépris; mais nous devons nous accoutumer à cette petite mortification.
Apprenez moi donc, je vous en prie mes chers anges, ce que devient cette gazette Littéraire. Monsieur le Duc De Praslin l'aura-t-il vainement protégée? y travaille t'on et y met-on un peu de sel? car sans sel il n'y a pas moien de faire bonne chère.
Je songe qu'une inscription ne peut être salée, c'est un grand malheur; elle ne doit point être, à mon gré, en prose Latine pour un Roi de France; elle ne peut être en prose française; le stile lapidaire ne convient point à nôtre langue chargée d'articles, qui rendent sa marche languissante; il faut deux vers, mais deux vers français détachés sont toujours froids; c'est alors que sa rime parait dans toute sa misère. Pouriez vous souffrir ce distique?
Ou bien
Dites moi mes anges, je vous en suplie, s'il est vrai que Monsieur le Duc De Praslin a la bonté d'être nôtre raporteur. L'affaire pourait être du ressort de Mr le comte De st Florentin qui a le département de l'Eglise, mais Monsieur le Duc De Praslin a le département des traittés et de la bienfaisance, ainsi nous devons être entre ses mains. Pour moi, je me mets toujours sous vos ailes.
Que faittes vous de mes roués? Quand je vous dis qu'il y a des vers raboteux, n'allez pas, s'il vous plait, me prendre si fort au mot.
Toute nôtre petite famille se met aux ailes de mes anges.