15 septb[1763]
Mon cher philosophe, vous avez raison d'être ferme dans vos principes par ce qu'en général vos principes sont bons.
Quelques expressions hazardées ont servi de prétexte aux ennemis de la raison. On n'a cause gagnée avec notre nation qu'à l'aide du plaisant et du ridicule. Votre héros Fontenelle fut en grand danger pour les oracles et pour la reine Mero er sa sœur Enegu, et quand il disait que s'il avait la main pleine de véritez, il n'en lâcherait aucune, c'était par ce qu'il en avait lâché et qu'on luy avait donné sur les doigts. Cependant cette raison tant persécutée gagne tous les jours du terrain. On a beau faire, il arrivera en France chez les honnêtes gens ce qui est arrivé en Angleterre. Nous avons pris des Anglais les annuitez, les rentes tournantes, les fonds d'amortissement, la construction et la manœuvre des vaissaux, l'attraction, le calcul différentiel, les sept couleurs primitives, l'inoculation. Nous prenons insensiblement leur noble liberté de penser, et leur profond mépris pour les fadaises de L'école. Les jeunes gens se forment, ceux qui sont destinez aux plus grandes places sont défaits des infâmes préjugez qui avilissent une nation. Il y aura toujours un grand peuple de sots, et une foule de fripons. Mais le petit nombre des penseurs se fera respecter. Voyez comme la pièce de Palissot est déjà tombée dans l'oubli. On sait par cœur les traits qui ont percé Pompignan, et on a oublié pour jamais son discours et son mémoire. Si on n'avait pas confondu ce malheureux, l'usage d'insulter les philosophes dans les discours de réception à l'académie, aurait passé en loy. Si on n'avait pas rendu nos persécuteurs ridicules, ils n'auraient pas mis de bornes à leur insolence. Soyez sûr que tant que les gens de bien seront unis on ne les entamera pas. Vous allez à Paris, vous y serez le lien de la concorde des êtres pensants. Qu'importe encor une fois que notre tailleur et notre sellier soient gouvernez par frère Croust et par frère Bertier. Le grand point est que ceux avec qui vous vivez soient éclairez, et que le janséniste et le moliniste soient forcez de baisser les yeux devant le philosophe. C'est l'intérest du roy, c'est celui de l'état que les philosophes gouvernent la société. Ils inspirent l'amour de la patrie et les fanatiques y portent le trouble. Mais plus ces misérables sentiront votre supériorité, plus vous aurez d'attention à ne leur point donner prise par des paroles dont ils puissent abuser. Notre morale est meilleure que la leur, notre conduitte plus respectable. Ils parlent de vertu et nous la pratiquons. Enfin notre party l'emporte sur le leur dans la bonne compagnie. Conservons nos avantages, que les coups qui les écraseront, partent de mains invisibles, et qu'ils tombent sous le mépris public. Cependant vous aurez une bonne maison, vous y rassemblerez vos amis, vous répandrez la lumière de proche en proche, vous serez respecté même de ces indignes ennemis de la raison et de la vertu. Voilà votre situation mon cher ami. Dans ce loisir heureux vous vous amuserez à faire de bons ouvrages sans y exposer votre nom aux censures des fripons. Je voi qu'il faut que vous restiez en France; et vous y serez très utile. Personne n'est plus fait que vous pour réunir les gens de lettres. Vous pouvez élever chez vous un tribunal qui sera fort supérieur chez les honnêtes gens, à celuy d'Omer Joli. Vivez guaiment, travaillez utilement, soyez l'honneur de notre patrie. Le temps est venu où les hommes comme vous doivent triompher. Si vous n'aviez pas été mari et père, je vous aurais dit vende omnia quæ habes et sequere me. Mais votre situation je le vois bien ne vous permet pas un autre établissement qui peutêtre même serait regardé comme un aveu de votre crainte, par ceux qui empoisonnent tout. Restez donc parmi vos amis, rendez vos ennemis odieux et ridicules, aimez moy et comptez que je vous serai toujours attaché avec toutte l'estime et l'amitié que je vous ai vouées depuis votre enfance.