Lausanne le 13e7b 1763
Monsieur,
J'étois en Prelaz lorsque je reçus l'honneur de votre lettre, et sur le champ j'écrivis à Mr le Juge Grand pour le prier de m'indiquer le Procureur le plus sûr et le plus actif qu'il connoissoit, aiant tous les jours occasion comme Juge de Lausanne de les éprouver.
Je le priai aussi d'en marquer le nom sur une Carte que mon Valet porteroit tout de suite à Mr Struve selon votre commission, ce qui a été fait; je souhaiterois fort Monsr de pouvoir faire meilleure chose pour votre service.
Le pauvre Grasset est toujours aux arrêts; mais on travaille à l'arranger avec Mr D'Arnay, et je souhaite qu'on y réussisse comme je crains le discrédit que doit produire naturellement cette fâcheuse circonstance d'avoir été arrêté. Peu avant son arrêt, il me vint voir à la Campagne, et craignant toujours l'effet de l'interdiction qui lui avoit été signifiée, et de l'ordre de sortir du pays, obligé comme il étoit d'y revenir et d'y séjourner pour ses affaires, je lui dis que je n'y voiois de remède que d'aller à la source du mal en se remettant bien s'il étoit possible avec Mr de V. Je lui demandai si cette idée ne lui étoit point venuë, et s'il ne sçavoit personne qui pût tenter cette réconciliation. Il me répondit que vous aviés eu la complaisance de le faire; mais que la réponce avoit été de nature à ne pas lui donner la moindre espérance. Il ajouta que vous pensiés que j'y pourois quelque chose, ce que [je] n'aurois eu garde de croire, si vous l'aviés tenté autrement que par une simple insinuation. Quoique la chose me semblât difficile, je la crus si importante pr Mr Grasset et pour la Conservation d'une Librairie à Lausanne, que je me déterminai d'en faire l'essai, au risque d'y eschoüer; mais aiant à Genêve Madame d'Aulbonne, ma nièce à la mode de Bretagne, femme d'esprit, bienfaisante, fort liée avec la Compagnie de Ferney, je m'adressai à elle et la priai fortement de se charger de l'intervention, et tournai ma lettre de façon à être ostensible. Vous jugés bien que j'y emploiois tous les motifs honnêtes et sans bassesse, propres à le désarmer. Il me sembla que je le mettois pour sa propre gloire dans une espèce d'impossibilité de refuser non seulement le pardon d'une faute dont il n'étoit (si c'en étoit une) que l'organe mécanique mais encore un retour de bienveuillance généreuse qui devoit le porter à effaçer les impressions qu'il avoit données et à solliciter lui même auprès de S. E. la révocation de l'interdit qui le forçoit à sortir du pays, sans espérance d'y rentrer et d'y pouvoir former aucun établissement. Made d'Aulbonne se prêta à ma réquisition avec un zêle et une amitié charmante. Elle revint exprès d'une Campagne éloignée de deux lieuës pr revenir en Ville, et de là aller à Ferney. Elle eut l'entretien désiré et s'y prit si bien qu'elle obtint tout ce qu'elle demanda. Elle m'écrivit même qu'il l'avoit acordé avec une bonne grâce et une humanité dont elle avoit été enchantée. D'abord il écrivit à Msr le B. Freudenrich dont il reçut bientôt après une réponce très favorable, et promit de faire d'autres choses. Ma Cousine ajoutoit qu'elle y retourneroit encore pour s'assurer que tout fût exécuté; la voye étant bien et duëment aplanie, Mr Grasset écrivit lui même et son Epouse partit avec sa fille pour la lui présenter, dirigée encore par ma bonne parente pour la façon de s'y prendre. Elle est venuë il y a deux jours me voir en Prelaz pour me remercier, et m'en faire la récit. Elles furent accueillies avec une douceur et une Cordialité qui passoit ses espérances; il lui promit d'écrire tout de suite à S. E. d'Erlach; et la glace étant si bien rompuë, elle se dispose d'aller à Berne pour y demander très humblement la grâce d'une réhabilitation, munie d'une requête de nos Imprimeurs qui lui avoient été si contraires, et qui comprennent aujourd'huy que Mr G… peut les faire vivre. J'espère qu'ils se joindront tous, et que je disposerai le sr Chapuis qui hésite encore à ne point se séparer. Il a souhaité de me consulter, ainsi je me flate que je le déterminerai. Avec tous ces secours le sr G… espère de rentrer en grâce auprès de LL. EE. aux fins d'acquérir la Naturalization avec une Bourgeoisie si nos seigneurs veulent bien le lui permettre, malgré les offres avantageuses qu'on lui fait ailleurs. Mais il a besoin pour le coup d'avoir de bonnes recommandations pour prévenir de nouvelles difficultés, et il vous prie très instamment d'écrire à ce sujet un peu fortemt c. à d. pressamment pour en faire sentir les avantages pour le bien du pays de LL. EE. et même pour celui de la société Typographiqueà laquelle il s'efforçera de se rendre utile.
Voilà Monsieur le narré fidèle de ce qui s'est passé, et l'état actuel qui a besoin d'être apuyé par une aussi bonne main que la vôtre. Vous me faites bien de la peine en me parlant de l'affoiblissemt de votre santé, du besoin et du manque d'exercice qui y donne lieu. Dieu veuille Mon cher patron que tant de belles et bonnes choses que vous ne cessés de faire n'accélèrent cette viellesse prématurée. Conservés vous je vous prie pour mille bonnes raisons, et pour des amis qui vous honnorent au nombre desqls je vous prie de mettre pour toujours celui qui a l'honneur d'être avec un dévouement et une considération très distinguée
Monsieur
Votre très humble et très obéïssant serviteur
Seigneux de Correvon