1763-05-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Il faut que je vous dise mes chers anges que j'ay de la peine à croire que les Observations succintes soient du p. de M. qui m'avait autrefois paru modéré et philosophe.
Je vous avoue que ces observations sont un monument rare de l'esprit de parti qui attache de l'importance à de bien petites choses. Mais les préjugez des autres ne servent qu'à me faire aimer davantage votre raison et tout augmente la reconnaissance que je vous dois.

L'idée de la gazette littéraire m'a fait bien du plaisir, d'autant plus que je me doute que vous la protégez.

Dites moy je vous en prie mes anges qui sont ces abbez Arnaud et Suart. Ce sont apparemment gens de mérite, puis qu'ils sont encouragez par M. le duc de Pralin. Il me semble qu'on pourait se servir de cet établissement pour ruiner l'empire de l'illustre Freron.

J'ay déjà envoyé à M. le duc de Pralin trois cayers de notices et d'extraits d'ouvrages étrangers dont quelques uns ont de la réputation. J'ay eu grand soin de mettre en marge que ces esquisses informes n'étaient présentées que pour être mises en œuvre par les autheurs, et que je n'envoyais que des matériaux brutes pour leur bâtiment. J'ay fort à cœur cette entreprise. Il n'y a que ma maladie des yeux qui me fasse craindre d'être inutile. Sans cela je pourais dégrossir tout ce qui se ferait en Espagne, en Allemagne, en Angleterre et en Italie. J'ay en main un homme qui m'aiderait. On pourait aisément me faire venir tous les livres par la poste et alors les auteurs de cet ouvrage périodique, servis régulièrement, n'auraient plus qu'à rédiger et à embellir les extraits. J'ay proposé à Mr le duc de Pralin cet arrangement, et s'il convient je m'en chargerai de grand cœur. Cet amusement convient à mon âge. Il ne demande pas de grands efforts d'imagination, et je travaillerai jusqu'à ce que je devienne tout à fait aveugle et impotent, deux bénéfices dont je pouray être bientôt pourvu.

Comme je vous fais toujours des confessions générales, je dois vous dire que made Denis à qui j'ai donné Fernei a présenté requête à M. le duc de Pralin pour avoir ses causes commises au conseil privé. En voicy le motif.

Les privilèges de la terre sont tous fondez sur les traittez des rois depuis Charles 9 jusqu'à Louis 15. Les parlements s'embarassent peu de traittez. Le roy paraît le seul juge comme le seul interprète des conventions faittes avec les ducs de Savoye, Berne et Geneve. Si on attaque nos droits, aux parlements nous les perdons infailliblement. Si nous plaidons au conseil nous espérons gagner.

Il y aurait peutêtre une autre tournure à prendre, ce serait de ne plaider nulle part et d'abandonner ses droits pour être plus tranquile. C'est un party de Bias et de Diogene, et je le prendrais peutêtre si j'étais seul. Mais il serait triste pour madame Denis de perdre de très belles prérogatives et le plus clair revenu de sa terre.

Vous ne me dites jamais rien du tripot, pas un mot de la tragédie de Socrate, profond silence sur les trois tomes immortels du modeste Palissot. Vous ne parlez ny de l'opéra, ny des édits, ny de la lettre de Jean Jaques à Cristophe. Les yeux me cuisent et refusent le service à votre créature

V.