1763-02-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Adrien Michel Hyacinthe Blin de Sainmore.

Je vois bien, monsieur, que les gens de lettres de Paris sont peu au fait des rubriques de la poste.
Je reçus avant-hier deux lettres de vous, l'une du 6 décembre et l'autre du 6 février. Je réponds à l'une et à l'autre.

Je vous dirai d'abord que vos vers sont fort jolis et qu'il n'appartient pas à un malade comme moi d'y répondre. Vous me direz que j'ai répondu au prétendu abbé Culture: c'est précisément ce qui me glace l'imagination. Rien n'est si triste que de discuter des points d'histoire. Il faut relire cent fatras. Je crois que c'est cette belle occupation qui m'a rendu aveugle. Il a fallu réfuter ce polisson de théologien. Il faut toujours défendre la vérité et ne jamais défendre son goût.

Je ne connais ni l'examen de Crebillon ni la platitude périodique dont vous me parlez. A l'égard des tragédies, je suis très fâché d'en avoir fait. Racine devrait décourager tout le monde. Je ne connais que lui de parfait et quand je lis ses pièces, je jette au feu les miennes. L'obligation où je suis de commenter Corneille ne sert qu'à me faire admirer Racine davantage.

Vous m'étonnez beaucoup d'aimer l'article femme dans l'enciclopédie; cet article n'est fait que pour déshonorer un ouvrage sérieux. Il est écrit dans le goût d'un petit maître de la rue St Honoré. Il est impertinent d'être petit maître, mais il l'est encore plus de l'être mal à propos.

Vous me dites, monsieur, dans votre lettre du 6 décembre que le roi m'a donné une pension de 6000lt. C'est un honneur qu'il ne m'a point fait et que je ne mérite pas. Il m'a conservé ma charge de gentilhomme ordinaire de sa chambre, quoi qu'il m'eût permis de la vendre, et il y a ajouté une pension de deux mille livres. Cela est bien honnête et je serais trop condamnable si j'en souhaitais davantage.

L'état où je suis ne me permet pas de longues lettres; mais le sentiments que j'ai pour vous n'y perdent rien. J'ai l'honneur d'être, avec toute l'estime que vous méritez, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire