1762-10-09, de Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

Je rends grâces à m. de Richelieu de vous avoir fait souvenir de moi, ma chère marmotte; je mérite des louanges de la part de l'amitié, elles me sont chères; je ne mérite guère les autres, et la preuve est au bout, voyez nos succès.
Cependant il est certain que je fais de mon mieux, et le résultat de ce mieux me donne plus de chagrin que de satisfaction. Je ne vous ai point répondu sur votre famille toulousaine; cette affaire vous avait sérieusement échauffé le cerveau; je l'ai apprise par vous, mais j'ai lu depuis dans les papiers anglais une lettreà d'Alembert qui, en vérité, n'est point sage. On peut être peiné d'une injustice de Messieurs, mais prudemment il ne faut pas s'en plaindre comme vous vous en plaignez, encore moins se faire des ennemis et peut-être des affaires pour jouer le rôle d'un avocat de causes perdues. Vous connaissez trop l'administration du royaume pour ne pas savoir que les parlements jugent en dernier ressort le criminel; que le roi est astreint aux formes; que, selon les lois, ce qu'il peut faire, quand une partie se plaint du jugement, est de demander les motifs, et que cette demande entraîne les longueurs dont vous vous plaignez et ne produit ordinairement aucun redressement sur un arrêt qui se trouve exécuté. Des juges se peuvent tromper parce qu'ils sont hommes, mais les rois doivent suivre les formes et s'en rapporter au jugement des hommes nécessairement; il y aurait plus d'inconvénients à intervertir cet ordre qu'il n'y en a à le maintenir; 25 personnes peuvent par un grand hasard se tromper, et en cela je plains la nature souffrante et jugeante; mait tout un tribunal ne condamne pas à mort pour son plaisir; voilà tout ce que je puis vous dire sur le pendu que vous protégez, dont d'ailleurs il n'a pas été question ici. Je suis au reste persuadé de son innocence; je prie dieu de tout mon cœur pour le salut de son âme, et si jamais son affaire revient par les formes au conseil du roi, je l'écouterai avec l'attention la plus scrupuleuse. Mais je vous gronderai et vous mériterez de l'être par vos amis, quand une affaire vous est étrangère, de vous engager à écrire des lettres qui doivent vous attirer des chagrins. Adieu, ma chère marmotte; il est un âge où il ne faut employer le fin de son imagination que pour son bonheur et Celui de ses amis, laisser aller le monde comme il va quand on n'est pas chargé de le conduire et dire toujours du bien de m. le prieur. Bonsoir, je vous embrasse de tout mon cœur.