1762-07-20, de Dominique Audibert à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Ce n'est que depuis hier matin que je suis parvenu à l'entière consommation de l'affaire dont vous m'avez fait la grâce de me charger.
Vous trouverez ci-inclus les pièces suivantes qui vous instruiront de tout ce qui y a rapport.

1º L'expédition de la quittance que j'ay signé dans les registres du notaire Mathis, en vertu de votre precuration en blanc, que j'ay remplie en mon nom.

2º Le Bordereau raisonné de toutes les sommes reçues et de tous les frais païés montant, toute déduction faite, à L. 13,237lt . . . 18 . . . 8, que je vous remets cy-joint en une Lettre de Change à votre ordre, païable à 12 jours de datte, sur Mrs Gabriel Lullin et Rilliet de Genève de L. 7696 . . . 9 . . . 5 argent courant faisant par appoint au change de 172 cette même somme; vous aurez soin d'en procurer le païement et de m'accuser la réception et le bien être de toutes ces pièces en y joignant une quittance que vous aurez la bonté de m'envoyer pour mon entière décharge. Cette remise m'a paru la plus sûre et la plus avantageuse pour vous faire tenir promptement vos fonds.

Vous observerez, Monsieur, que j'ay exigé en entier et sans aucune remise la somme qui vous était due; cela m'a paru d'autant plus juste qu'elle vous était retenue depuis assez long-temps sans intérêt et que j'ay présumé de votre silence que la demande de Mr de St Troppez vous paraissait déplacée.

Mr le Marquis de St Troppez qui se trouve à présent en Bretagne a consenti à me faire passer dorénavant à Marseille la rente viagère de 540lt que j'auray soin de vous faire tenir exactement à Genève. Puissiez-vous la recevoir aussi longtems que je le désire! et pour combler les vœux de toute la nation que ne vous est-il aussi facile d'éterniser votre vie comme d'immortaliser votre nom!

J'ai lu, Monsieur, les Lettres de la Vve Calas et de son fils, j'y ai reconnu cette touchante humanité, cet esprit de philosophie et de tolérance que l'on admire dans vos procédez, vos discours, et vos écrits. Il est impossible de lire ces lettres sans être vivement ému, sans prendre partie contre les Juges, et sans se pénétrer des mêmes sentimens qui vous aiment. Rien n'est plus propre à exciter l'attention publique, sur cette malheureuse affaire, oubliée et presque ignorée à Paris et à la Cour, que de répandre grand nombre de ces Pièces originales. Il en naîtra une fermentation dans les esprits, qui peut produire d'heureux effets. Il est fâcheux que ceux des sujets du Roy, qui, par leur Religion, auroient un intérêt pressant et personnel de lever la voix contre un Jugement si atroce, soient forcés par ménagement de rester dans le silence pour ne pas compromettre leur état.

J'ay voulu connaître, et voir de près, cette femme, si digne de pitié, je n'ay pu que gémir avec elle, elle est continuellement accablée par les souvenirs cruels qui la déchirent. Son mary à qui elle étoit unie depuis 30 ans expirant dans un affreux supplice, son fils ainé se donnant une mort qui le couvre d'ignominie, ses deux autres fils errants, ses deux filles enfermées de force dans des couvents, toute sa famille dispersée, tous ses biens en séquestre, son honneur attaqué, les horreurs de la prison, enfin tous les malheurs possibles rassemblés sur elle la plongent dans un abattement dont rien au monde ne peut la faire sortir. Elle demande la mort ou la réparation qui lui est due.

Voicy les deux particularités les plus intéressantes que j'ay pu recueillir dans ce premier entretien.

1º Dans la recherche des motifs secrets qui peuvent avoir déterminé Calas fils à se tuer sa mère n'en présume pas d'autre que celui d'une ambition mécontente. Il était d'un caractère indépendant, mélancolique; ses goûts et ses talens le portoient à la méditation et à l'étude. Il s'était distingué dans des examens. Il avait pris le grade de bachelier. On ne voulut pas le recevoir avocat à cause de sa religion; ce fut pour luy une grande mortification. Il voyait, avec envie, des amis plus riches et moins habiles, que luy, posséder des charges ou remplir des emplois dont il avoit la douleur de se voir exclus.

2º Ce ne fut que quatre jours après l'exécution de Calas, que des Prêtres l'annoncèrent à sa pauvre Veuve, et depuis cet instant, ils la tourmentèrent pendant onze jours de suitte pour la préparer à la mort, et la forcer à changer de Religion, dans l'espoir d'obtenir sa grâce; les conséquences de ce fait sont aisées à déduire.

On prévoit bien des difficultés pour obtenir la communication des Pièces; il est cependant essentiel de ne point la regarder comme impossible, et de la poursuivre comme absolument nécessaire; c'est déjà beaucoup que d'avoir préparé les personnes qui ont de l'autorité à ne point s'opposer aux démarches qu'on fait en faveur de ces opprimés.

Pour attaquer directement les preuves de la procédure, il seroit important de se procurer le rapport du chirurgien, sur le corps du délit. Cette pièce, n'est point secrette, et elle doit être répréhensible en plusieurs points.

Je n'ay pu parler encore au Jeune Lavaisse, il a changé de nom, et on le tient caché. J'ay insisté fortement pour qu'il fît cause commune avec la Veuve; leurs sollicitations en auroient plus de force; leur conseil est composé de gens éclairés remplis de zèle et dignes du choix que vous avez fait d'eux. Les Protections puissantes que vous procurez chaque jour à ces infortunés, achèveront sans doute un ouvrage, qu'il vous est si glorieux d'avoir entrepris. Mais, quand même, les hommes qui sont ou trompés ou trompeurs, refuseraient de les croire innocents; il est bien consolant pour eux, qu'un aussi grand homme ait pris leur défense. Bientôt la réparation qui leur serait accordée passeroit avec le bruit du crime, qu'on a osé leur imputer, mais leur malheur, immortalisé par votre nom, s'il ne touche pas leurs contemporains sera du [moins] plaint par la postérité.

Je ne sçay quelle main bienfaisante soutient cette pauvre Veuve. On m'a assuré qu'elle ne souffrait d'aucun besoin: elle-même me l'a confirmé; je luy ay offert mes secours et ceux de plusieurs amis dans diverses Villes du Royaume, dont je connais les intentions. Je la presseray davantage de les accepter, lorsque je seray mieux en état de juger de ce qui pourroit luy manquer. Il me sera bien doux de luy rendre tous les services qui seront en mon pouvoir, et d'y faire concourir tous ceux, qui, en admirant vos bontés et vos généreux soins pour cette famille infortunée s'honoreront de pouvoir imiter tant de vertus.

Je suis avec le plus profond respect,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant Serviteur

A.

J'ai eu l'occasion de faire remettre à Mr le Comte de Choiseul un exemplaire des Lettres originales pour une personne qui l'honore de sa confiance, et qui s'est chargée d'obtenir sa protection en faveur de la pauvre veuve.