1762-06-30, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

L'affaire de la veuve du malheureux Calas, est pour vous très importante, illustre et cher ami, puis qu'il s'agit, autant qu'il est possible de vanger l'humanité; vous avés chargé mr.
Mariette, avocat au conseil, de poursuivre la cassation de cet arrest du Parlement de Toulouse, vous avés prié mr. Dargental de la solliciter; je dois vous dire qu'en attendant mr. Elie de Beaumont, célèbre avocat au Parlement, de concert avec mr. Dargental, prépare avec Mr. Mollart et plusieurs autres avocats de la teste du Barreau, une consultation, qui sera imprimée, en faveur de cette veuve désolée, et qui donnera à cette affaire un grand crédit et une considération toute particulière dans le Public.

Ce mr. Elie de Beaumont est le mari de cette mde de Beaumont, dont je vous envoyay des vers pleins d'Esprit il y a environ deux à trois mois; elle est aussi spirituelle et aussi aimable que son mari est ingénieux et célèbre. C'est un couple bien assorti et charmant; l'un vous chante, l'autre prend en main la défense d'une femme accablée et à qui vous vous intéressés; tout le monde icy vous admire et vous aime; on lit et relit vos ouvrages, c'est ceux de la nation et de l'Europe. On court à vos Tragédies, on y aplaudit toujours avec le mesme transport, toujours on désire l'autheur, on voudroit pouvoir le demander; ces jours passés on donne l'orphelin de la Chine, avant hier Mahomet, on les veut toutes, c'est la resource des comédiens que vos pièces immortelles, c'est la joye et les plaisirs du public; pussiés vous vivre autant qu'elles, que les enfans puissent communiquer à leur Père sublime leur durée!

Le vieux Crebillon à l'âge de quatrevingt neuf ans a terminé sa pénible carrière; il ne vivra que par Radamiste. On a remis à l'académie françoise à le remplacer aprés la st Martin, c'est encore à mr. le Duc de Nivernois à recevoir son succeseur.

Vous avés vu sans doute l'Emile, ou le traité d'Education, par J. J. Rousseau, citoyen de Geneve; il y a de la force dans le stile mais cette Education est une chimère, et puis il y a des Eternités et des longueurs insoutenables; pour quelques assertions qui ont choqué nos magistrats, c'étoit bien la peine de se faire des affaires, mais il faut estre singulier, quand on ne peut estre illustre, il faut avoir l'air de mépriser les femmes et de hair les hommes, sic îtur ad astra. Ce n'est pas trop le chemin, ny celuy que vous avés pris; chacun va comme il peut; le pis pour le pauvre autheur est que Genève ait jugé comme Paris, c'est estre peu acueilly de ses pairs; ses chers Protestans ne veulent pas non plus qu'on parle mal ny de la Religion, ny du gouvernement; il avoit déjà soutenu que nous ne pouvons avoir de musique; il faut laisser croire et s'amuser les hommes à leur manière et ne les pas toujours gronder; mais il est fou et fanatique et auroit bien voulu avoir l'honneur, d'estre bruslé ainsi que son livre.

Je pars pour aller à la grand'messe de mon curé, et pour prendre du pain béni le premier, le beau privilège; mais pendant trois ou quatre mois il faut bien faire le seigneur avec des Rustres, pour revenir de grand coeur aprés [vivre] en très petit particulier avec les honestes gens; ces grands honneurs ne m'ont guères gasté; là, dans ma solitude où je me plais, je vais relire vos beaux ouvrages; de tous mes livres ce sont toujours ceux qui me tombent sous la main; je vais mettre au net ces petites vers de sentiment, dont je ne fais plus, et qui avoient trouvé grâce auprés de vous; je vais vivre pour moy, végéter, me promener et dormir, dans l'attente de quelque lettre de vous, qui m'entretienne de vous, qui me parle de vostre santé qui est la chose du monde qui m'intéresse le plus. Au cas que vous me fassiés la galanterie de m'écrire mon adresse est à Rouën, rüe de la Seille.

Mes très humbles homages à mde Denis, qui m'a totalement oublié, mes tendres complimens à mr. Thiriot qui a le bonheur de vous voir et que j'envie. Vous savés, illustre et cher ami, avec quelle admiration et quelle dévotion je vous suis attaché depuis plus de cinquante ans; ces sentiments me suivront dans le tombeau; et il en sera mention dans vos écrits qui ne peuvent mourir. Sans adieu, je vous quite et ne vous laisse point; je pars dans deux jours &c.

Surtout croyés en mr. Tronchin, ne travaillés guères, mais jouissés de vostre Renommée de vostre vivant, vos travaux vous l'ont bien aquise.