1762-06-29, de Étienne Noël Damilaville à Voltaire [François Marie Arouet].

Rien n'est plus vrai que les réflexions de mon très illustre maître sur Rousseau; mais cet homme est féroce et méchant, il semble que la haine soit la célébrité qu'il recherche, et qu'il n'ait consacré ses talens qu'à se faire détester, l'acrété de son carractère se montre partout, c'est toujours un homme chagrin, dont l'Esprit est noir et le cœur plein de fiel, qui écrit; on voit à travers ses sarcasmes qu'il est mécontent de lui même, et qu'il voudroit se justifier à ses propres yeux, en disant des injures à tous les autres; son contrat social où insocial, comme dit très bien mon maitre, fait ici plus de bruit que de bésogne, il cause un trouble enragé sans produire aucun bien, et sans en devoir produire, suivant ce que paroît en penser mon très cher maitre; on ne le connoit toujours que de nom et il n'y a pas moyen de risquer d'en envoyer, il seroit Pinçé comme le Despotisme, qui ne m'est jamais parvenu; nous sommes dans une bourasque qu'il faut laisser passée.

Il y a bien longtems que je pense ce que dit mon très sublime maitre; si les gens de Lettres étoient unis, ils seroient inattaquables, ce sont Leurs dissentions qui enhardissent leurs Ennemis et les sots à les persécuter, ils seroient forts et utiles; mais il semble que ce soit un malheur attaché aux Lettres; je voudrois bien que l'exemple du plus grand et du maitre de ceux qui les cultivent leur aprit à se mieux conduire; il en faudroit bien peu en Effet, qui pensassent et agissent comme lui, pour Opérer les révolutions dont l'humanité à tant de besoin; le bien se feroit et les hommes sentiroient l'obligation qu'ils auroient à leurs bienfaiteurs, et les respecteroient.

Je n'ai point vu la Ve Calas, mais Elle à été chez m. d'Argental avec M. Elie de Beaumont, son avocat, qui paroit prendre son affaire fort à cœur, voici ce que M. d'Argental m'a dit du terme où Elle en est. On attend une expédition de l'arrêt du Parlement de Toulouse que l'on a beaucoup de peine à obténir, et plusieurs autres pièces, on ne veut rien entamer que touttes les armes ne soient rassemblées; aussitôt que toutes les forces seront réunies on agira avec vigueur; mais il a été convenu et arrété d'attendre que tout fût arrivé; cette malheureuse mère voudroit que ses filles, que l'on retient au couvent à Toulouse fussent transférées à Paris; ce désir paroit juste et c'est la première chose que l'on demandera aussitôt qu'il sera convenable d'agir. Tous nos amis sont empressés de seconder les intentions de mon très digne Et sublime maitre, en faveur de ces infortunées; il n'est point d'honnêtes gens pour qui ce ne soit une Obligation; pour moi je puis bien peu de chose, mais j'y employerai tout ce peu, M. d'Argental m'a dit que la pauvre Ve avoit l'air accablée de ses malheurs. Je le crois. Comment en arrive t'il de semblables à des gens de bien? Oh! Providence, les choses de ce monde iroient bien aussi mal quand tu ne t'en mêlérois pas!

La mort de Socrate a été arrêtée; j'en ai marqué la raison à mon très illustre maitre, on a craint les aplications, il y en avoit donc à faire? et puisqu'il y en a et que l'on les craint, Elles seroient donc justes? je ne sçais plus ce que deviendra cette pièce, dont au surplus on ne paroissoit pas avoir grande opinion.

Voilà la cinquième fois que je tente de finir cette Lettre, Elle est commencée dépuis cinq jours, j'ai été si cruellement tourmenté et occupé qu'il ne m'a jamais été possible de trouver un autre moment que la nuit actuelle pour l'achéver; il n'en est point de si doux pour moi que ceux que j'employe à renouveller à mon très sublime et tendrement aimé maitre, l'hommage respectueux que mon coeur lui offre sans cesse et que je le suplie de recevoir oujours avec bonté.