à Ferney 24 octob. [1761]
Mon cher Russe, si Pierre le grand, et le grand Pierre Corneille, ne prenaient pas tous mes jours et une partie de mes nuits, si des histoires générales, et des tragédies nouvelles, et un téâtre que j'achève de bâtir et un jardin, que j'achève de planter, me laissaient un moment de loisir, il y a longtemps que j'aurais saisi ce moment pour vous répondre, pour vous dire combien je vous regrette, et même combien vous devez regretter notre petit pays, et notre manière de vivre, si libre, si franche, si faitte pour l'homme.
Mettez vous en état de la reprendre. Vous reviendrez à Varembey mais vous reviendrez quand je ne serai plus. Peutêtre qu'alors vos prêtres sociniens n'auront plus l'insolence de croire ou de feindre qu'il n'est pas de la dignité d'un membre des quinze cent de jouer Cinna avec ses amis. Vous trouverez votre petite nation plus raisonnable que vous ne l'avez laissée, car la raison gagne de jour en jour et les prêtres perdent. Alors votre Geneve sera la plus jolie ville de la terre. En attendant il faut que votre jeunesse vienne se former à Ferney. On vous aura mandé sans doute que vos cuistres de prédicants qu'on appelle la vénérable compagnie ont écrit à la sensée compagnie de Berne pour les conjurer d'empêcher que les histrions de Chatelaine ne soient reçus par LEURS EXCELLENCES, et qu'on s'est moqué prodigieusement de vos cuistres.
Mille tendres respects je vous prie à mr de Voronzof. Je viens de boire à la santé de mr de Loudon et j'ay fait tirer l'artillerie de Ferney. Je trouve la prise de Shwednits la plus belle action de la guerre.
Madame de Bentink devait venir à cheval me l'annoncer. Si vous approchez d'elle dittes luy je vous prie qu'elle ne méprise plus tant le pays de Gex, et que mon châtau est plus beau que celuy de M. le baron de Thundertentrunchk en Vestphalie et que mademoiselle Corneille ne lavera jamais les écuelles comme mademoiselle la baronette, quoy que Mr de Caunits n'ait pas souscript pour Pierre Corneille.
Adieu, réparez le passé, jouissez du présent, formez vous un avenir heureux et aimez
Je présente encor une fois mes très tendres respects à monsieur de Voronzof. Je luy suis attaché comme si j'avois eu l'honneur de le voir toutte ma vie. Je luy demande la continuation de ses bontez.
V.