1761-09-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

O mes anges,

Tout ce que j'ay prédit est arrivé.
Au premier coup de fusil qui fut tiré, je dis en voilà pour sept ans, quand le petit Bussi alla à Londres, j'osai écrire à mr le duc de Choiseuil qu'on se moquait du monde et que touttes ces idées de paix ne serviraient qu'à amuser le peuple. J'ay prédit la perte de Ponticheri, et enfin j'ay prédit que le droit du Seigneur de mr Picardet réussirait. Mes divins anges, c'est par ce que je ne suis plus dans mon pays que je suis profète. Je vous prédis encor que tout ira de travers, et que nous serons dans la déca-dence encor quelques années, et décadence en tout genre; et j'en suis bien fâché.

On m'envoye des Gouju, je vous en fais part.

Je crois avec vous qu'il y a des moines fanatiques et même des téologiens imbécilles, mais je maintiens que dans le nombre prodigieux des théologiens fripons, il n'y en a jamais eu un seul qui ait demandé pardon à dieu en mourant, à commencer par le pape Jean douze, et à finir par le jésuitte le Tellier et consors. Il me paraît que Gouju écrit contre les téologiens fripons, qui se confirment dans le crime en disant, la relligion crétienne est fausse donc il n'y a point de Dieu. Gouju rendrait service au genre humain s'il confondait les coquins qui font ce mauvais raisonement.

Mais vraiment oui, Dieu qui savez punir qu'Atide me haïsse, est une assez jolie prière à Jésus Christ. Mais je ne me souviens plus des vers qui précèdent, je les chercherai quand je retournerai aux Délices.

J'étais désespéré, je jurais quand mademoiselle Clairon disait

On croit qu'à Solamir mon cœur se sacrifie.

Eh pauvre femme, il s'agit bien icy de ton cœur, il s'agit de n'être pas pendue! pourquoy parles tu de Solamir? personne n'a dû t'en parler. Si tu crois que tu vas être pendue pour luy, pourquoy dis tu au quatrième acte en parlant de ton cher Tancrède

Que veut il, quelle offense excite son courroux,
De qui dans l'univers peut il être jaloux?

Enfin il y a mille raisons qui doivent faire réprouver ce détestable vers qui commence par ces mots comique on croit. Qu'on ait la bonté de me faire appercevoir de mes défauts, je remercie à genoux, mais qu'on gâte ma pièce par des vers qui me donnent la fièvre! je vous avoue que j'en mourrais de chagrin. Au nom du bon goust et de mes vives douleurs empêchez que made-moiselle Clairon ne dise ce vers que j'ay en horreur.

Je luy ay envoyé une de mes notes sur Corneille, qui regarde sa profession, elle est certainement plus convenable et plus utile que la ridicule consultation du pauvre Huern.

Je travaille sur Pierre, je commente, je suis lourd. C'est une terrible entreprise de commenter trente deux pièces dont vingt deux ne sont pas supportables, et ne méritent pas d'être lües.

Les estampes étaient commencées. Les Crammer les veulent. Je ne me mêleray que de commenter, et d'avoir raison si je peux. Dieu me garde seulement de permettre qu'ils donnent une annonce avant qu'on puisse imprimer. Je veux qu'on ne promette rien au public, et qu'on lui donne beaucoup à la fois. Mes anges j'ay le cœur serré du triste état où je vois la France. Je ne ferai jamais de tragédie si plate que notre situation.

Je me console comme je peux. Qu'importe un Picardet? ou Rigardet? Il faut que je rie pour me distraire du chagrin que me donnent les sottises de ma patrie. Je vous aime mes divins anges, et c'est la ma plus chère consolation. Je baise le bout de vos ailes.

V.

N. b. qu'importe que mr le due de Choiseuil ait la marine ou la politique! Melin de St Gelais, auteur du droit du seigneur, ne peut il pas dédier sa pièce à qui il veut?