au château de Ferney en Bourgogne par Genêve 1er May 1761
Monsieur,
Ne jugez pas de mes sentiments par mon long silence; je suis accablé de maladies et de travaux.
Horace pourait me dire Tu secanda marmora locas sub ipsum funus. Figurez vous ce que c'est que d'avoir à défricher des déserts, et à bâtir des maisons à l'italienne par des allobroges, d'avoir à finir l'histoire du Czar Pierre, et d'ajuster un théâtre pour des gens qui se portent bien, dans le temps qu'on n'en peut plus. Je crois que le signor Carlo Goldoni y serait lui même très embarassé, et qu'il faudrait lui pardonner s'il était un peu paresseux avec ses amis.
Je reçois, dans le moment, son nouveau théâtre. Je partage, Monsieur, mes remerciements entre vous et lui; dès que j'aurai un moment à moi, je lirai ses nouvelles pièces, et je crois que j'y trouverai toujours cette variété et ce naturel charmant qui font son caractère. Je vois avec peine en ouvrant le livre, qu'il s'intitule, Poëte du Duc de Parme; il me semble que Terence ne s'appellait point le Poëte de Scipion; on ne doit être le poëte de personne, surtout, quand on est celui du public. Il me parait que le génie n'est point une charge de cour, et que les beaux arts ne sont pas faits pour être dépendants.
Je présente les sentiments de la plus vive reconnaissance à Mr Paradisi; je me flatte qu'il aura un peu pitié de mon état, et qu'il trouvera bon que je le joigne icy avec vous, Monsieur, aulieu de lui écrire en droiture; je ne lui manderais pas des choses différentes de celles que je vous dis. Je lui dirais combien je l'estime, et à quel point je suis pénétré de l'honneur qu'il me fait. Vous voyez, Monsieur, que je suis obligé de dicter mes Lettres. Je n'ai plus la force d'écrire, j'ai toutes les infirmités de la viéillesse, mais dans le fond du cœur tous les goûts de la jeunesse, je crois que c'est ce qui me fait vivre. Comptez, Monsieur, que tant que je vivrai je serai fâché que les Truittes du Lac de Genêve soient si loin des saucissons de Boulogne; et que je serai toujours avec tous les sentiments que je vous dois, Monsieur, Vôtre très humble et très obéissant serviteur di cuore,
Voltaire