1761-02-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Philippe Fyot de La Marche.

Monsieur,

Soufrez que je vous remercie de votre lettre, je la regarde comme un bien fait.
Vous y peignez la plus belle âme du monde. Elle mérite bien d'être la plus heureuse. Nous sommes sur le soir d'une bien courte journée, j'espère que cette soirée vous sera très agréable. Si vous ne daignez pas franchir nos montagnes pour venir voir notre délicieux vallon entouré d'horreurs, je descendrai sûrement chez vous du haut du mont Jura, pourvu que je puisse jouir de vos bontez et de votre charmant commerce dans une de nos campagnes. Car sans hair les hommes je hais les villes. On n'y est point libre, on n'y jouit ny de ses amis ny de soy même. C'est vous et non Dijon que je veux voir. Je suis à la porte de Genève et je n'y entre jamais.

Vous voyez combien je suis éloigné en tout de ce très bel esprit Fontenelle que vous voulez que je prenne pour modèle. Donnez moy donc son cœur insensible, donnez moy son indiférence pour tout ce qui n'était pas l'art de montrer de l'esprit et de se faire valoir. Faittes moy renaître normand. Je suis bien loin d'être dans sa position. Jugez en par le petit brimborion que je vous envoye. Vous verrez qu'il n'est pas icy question de deffendre des lettres du chevalier d'Her ou des églogues, ou des dialogues dans les quels les morts font des pointes. Il s'agit des plus détestables calomnies, il s'agit de parer des coups mortels; qui deffend ses vers et sa prose est un sot, qui ne détruit pas la calomnie est un lâche. Il était réservé au siècle où nous vivons d'accuser d'irréligion tous les auteurs dont on est jaloux. Si on avait laissé faire le Franc, si on ne l'avait pas couvert de ridicules, l'usage se seroit établi de n'être reçu à l'académie qu'à condition de déclamer contre les philosophes. Il s'élevait une cabale infâme de fanatiques et d'hipocrites. Il a falu les faire taire. C'est un service que j'ay rendu à l'académie et aux lettres, et je vous jure que cela ne m'a pas beaucoup coûté.

J'ay fait partir de st Claude deux petits ballots de mes réveries, l'un à M. le premier présidt, l'autre à mr le procureur gen͞al. Je les suppose arrivez. Je vous supplie monsieur de vouloir bien en donner avis à mr de Quintin quand vous le verrez. Je ne lui écris point. Il ne faut pas lettres inutiles aux hommes en place. Je ne demande pas que Monsieur votre fils m'honore des mêmes bontez que vous, mais je me flatte qu'il en aura toujours un peu. Je sçais qu'il est digne du plus respectable et du plus aimable des pères. Daignez ne me pas oublier auprès de Mr de Ruffey. Il m'a paru qu'il a un cœur fait pour vous.

Mille très tendres respects.

Votre contemporain V.