1760-12-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Robert Tronchin.

Ne croyez pas mon cher huguenot que mon zèle pour la maison du Seigneur et ma tendre affection pour la compagnie de Jesu, me fassent jetter 18000lt dans le lac.
Ils seront déposez au greffe et la terre me répondra de mon argent. Figurez vous que les révérends ont eu le bien de mlles Baltazar pour sept à huit mille livres, et qu'il vaut 1200lt annuellement avec une administration médiocre. Je vous diray pour vous réjouir que ces bonnes gens ont offert mille écus à l'un des héritiers pour l'engager à leur remettre les titres de sa famille et à la frustrer de ses droits. L'homme au quel ils se sont adressez est un officier incapable d'une action si lâche. Il a été outré de la proposition et la turpitude des saints sera bientôt mise au grand jour.

Je ne réponds pas qu'ils ne fassent quelque miracle qui leur conserve le bien usurpé, comme par exemple quelque faux contract, quelque vieux titre de donation. En ce cas je n'en seray que pour 4 ou 5 cent livres de frais que j'auray avancez. Il se peut encor qu'ils demandent une somme plus forte que celle qui sera déposée. Ce serait alors une difficulté embarassante. Il s'agira de savoir si les héritiers naturels seront tenus de donner plus d'argent qu'ils n'en avaient reçu quand ils mirent, eux ou leurs autheurs cet héritage en anticrèse. C'est une matière à procez sans doute et nous verrons alors si en donnant encor quelque surplus, la terre vaudra le principal que nous donnerons. En un mot je ne risque rien et tout le danger que je cours est de donner aux jesuittes nouvelle gloire.

S'il arrivait quelque empéchement dirimant, ce que je ne prévois pas, alors les 18000lt passeraient du greffe de Gex, dans la bourse d'un de vos auditeurs, mr des Franches qui demande 18000lt. Il est fort riche et payera bien.

Si l'argent reste au grefe de Gex, je pouray bien tirer sur vous aux rois 18000lt pour m. des Franches. Cependant vers les rois je vous enverrai un rafraichissement à recevoir d'environ 22000lt tournois. Je passerai ce qui me reste de vie à faire de la terre le fossé, et à mettre mes chers voisins les jésuittes dans la voye du salut.

On a fort mal fait de faire courir ma lettreà la cousine de Chimène. Il arrivera que les dévots se remueront, on la mettra auprès de quelque princesse. Peutêtre même la reine la prendra. Je m'en consolerai. J'auray fait mon devoir et j'en aurai moins de soins et de peines. Si elle vient, madame Dargental se chargera de vous l'adresser, et de la recommander à vos bontez.

Qu'esce donc que ce mr de Mably qui croit avoir fait une comédie? Esce un fils de l'abbé Mabli, cy devant secrétaire du cardinal de Tençin? Que n'apprend il plustôt à chifrer? Je renverrai incessamment à mr votre frère l'énorme et inlisible paquet avec une lettre honnête pour ce pauvre monsieur.

Adieu mon très cher correspondant. Voyez vous! je vous l'avais bien dit, vous débourserez cent mille francs avant l'épiphanie de l'année 1762.

Je vous embrasse bien tendrement.

V.