1760-11-10, de Jean François Joly de Fleury à Dominique Jacques Barberie, marquis de Courteille.

M.,

Par la lettre dont vous m'avés honoré le 26 mars dernier vous m'avés communiqué les plaintes que vous avoit portées M. de Voltaire sur les prétendues éxécutions violentes dont il étoit menacé de la part du Greffier du Baillage de Gex pour le payement des Exécutoirs qui avoient été décernés contre lui en qualité de seigr haut justicier de Tournay par les officiers de ce Baillage pour le payement des frais d'une procédure qu'ils avoient instruitte contre un noé Panchaud, suisse de nation, demeurant à Laperrieres par Tournay, lequel en poursuivant un particulier qui voloit des noix lui donna un coup de sabre.

J'ai eu L'honneur le 4 may suivant de vous envoier en réponse un mémoire des officiers du Baillage de Gex qui les justifioient pleinement des prétendues véxations qui leur étoient imputées et qui d'ailleurs tendoit à Etablir que Laperriere, lieu du délit, étoit dans la haute justice de la seigrie de Tournay, ce dont ils étoient si intimement persuadés que par la sentence définitive ils avoient condamné le coupable en une amende envers la seigneurie de Tourney, et cette sentence a été confirmée par arrêt.

M. de Voltaire vous a de son côté fait parvenir un mémoire qui tend à Etablir que le lieu du délit est sçitué dans la haute Justice de sa Majesté. Vous avés eu la bonté de m'adresser ce mémoire et successivement plusieurs autres pièces, avec les lettres dont vous m'avés honoré Les 4, 18 Juin et 6 aoust dernier; j'ai L'honneur de vous renvoier non seulement les pièces qui accompagnoient ces lettres mais encore quelques autres que je me suis procuré en cherchant des Eclaircissemens capables de faire connoitre le plus certainement qu'il seroit possible entre les mains de qui est la haute justice du lieu du délit.

M. de Voltaire m'a adressé plusieurs lettres et mémoires pour établir qu'il ne devoit pas être chargé des frais du procès dont il s'agit; mais trop préoccupé sans doute de la crainte des poursuittes de la part des officiers du Baillage de Gex, il ne se donnoit pas le loisir d'éxaminer les moyens qu'il emploioit et si j'étois obligé de le suivre je tombrois nécessairement dans des discussions Etrangères et Même sûrement Contraires à L'Exposé de la question qu'il est uniquement interressant d'examiner. Je me borneray donc Mr à vous Instruire succintement de ce qui est venu à ma connoissance sans m'occuper des raisons qui ont été emploiées soit par les officiers du Baage de Gex soit par M. de Voltaire, attendu que s'agissant icy d'un fait, ce n'est pas par des raisonnemens qu'il doit être établi mais par les titres et par la position des lieux.

Parmi les pièces qui accompagnent ma lettre, vous trouverés un plan sur lequel je vous prie, M., d'avoir la bonté de jetter les yeux. Vous y reconoitrés que la vieille Perriere, lieu du délit, est sçituée sur le bord du lac de Genêve, ayant ce lac à l'orient, et à l'occident le grand chemin qui conduit de Suisse à Geneve. La seigneurie de Tournay est sçituée de l'autre côté du grand chemin.

Toute la question vis à vis de M. de Voltaire est donc de sçavoir si sa seigneurie de Tournay s'étend ou non jusques au lac de Genêve. Parmi les différens mémoires, pièces et titres qu'il m'a successivement envoié, j'ai trouvé le confin d'occident de la terre de Tournay, mais dans aucune pièce il n'est fait mention de celui d'orient au moyen de quoi tout ce qu'il m'a produit ne fournit aucune lumière puisque le grand chemin, le lieu de Laperriere et le lac de Genêve étant à l'orient, c'est ce confin seul qu'il étoit interressant de connoitre. Il a fallu me procurer d'ailleurs les moyens d'Eclaircir ce point de fait et j'y suis enfin parvenu en me faisant remettre un Extrait que vous trouverés cy joint du contract d'Echange du 7 aoust 1539 par lequel Mrs de Berne pour lors possesseurs du pays de Gex cédèrent au sr François Champion la terre de La Batie dont celle de Tournay est un démembrement; cet acte rapelle pour l'un des confins de la Batie le grand chemin dont j'ai eu l'honneur de vous parler et Mrs de Berne se réservent expressément toute justice sur ce grand chemin; tous les raisonnemens possibles doivent céder à cette énontiation, il en résulte en termes formels que la seigneurie de Tourney ne peut pas outre passer ce grand chemin et parconséquent que M. de Voltaire en qualité de seigr de Tourney ne peut pas être tenu des frais faits pour un délit commis audelà de ce grand chemin.

Après avoir Découvert que M. de Voltaire ne devoit pas être chargé des frais du procès dont il s'agit comme n'ayant pas la haute justice du lieu du délit, Je me suis appliqué encore à rechercher le véritable seigneur. Je n'ai rien pû découvrir de plus positif que l'acte d'abergement du 3 avril 1564 et le certificat de Mrs les sindics et Conseil de la république de Geneve du 11 juillet der . Je joins icy ces deux pièces.

Il résulte de l'acte d'abergement qu'en 1564 la république de Geneve possédoit propriétairement le terrein qui est entre le lac et le grand chemin de Suisse et par une conséquence naturelle que la justice sur ce terrein devoit luy appartenir et En effet, le certificat de Mrs les sindics et Conseil de la république sur l'autenticité et la fidélité duquel l'on ne peut Elever aucun doute porte en termes formels que la république de Geneve a toujours eu toutte justice sur le lieu de Laperrierres jusques au traité de l'année 1749. La république jouissoit de cette haute justice Comm' Etant aux droits du Chapitre St Victor et c'est en cette qualité qu'elle l'a cédée à Sa Majesté. C'Est donc le Roy qui Est seulement depuis 1749 seigneur haut justicier du lieu de Laperiere où le délit a été Commis et par conséquent sa Majesté paroit devoir être chargée des frais dont il est question.

Il me semble, M., que ces Eclaircissemens vous paroitront suffisans pour vous déterminer sur l'objet de la difficulté; mais il reste Encore un objet qui mérite attention. La sentence qui a condamné le noé Panchaud à cette amande envers la seigneurie de Tournay pourroit un jour servir de titre à ceux qui posséderont par la suitte cette seigneurie pour, dans un cas favorable, Comme par Exemple s'il survenoit une Epave, révendiquer la haute Justice dont M. de Voltaire se deffend aujourd'huy avec raison; et comme il n'est pas possible d'anéantir ni la sentence, ni l'arrest confirmatif, Je croirois qu'il n'y auroit d'autre parti que d'y opposer un titre plus fort en obligeant M. de Voltaire à présenter une requête au Conseil tendante à être déchargé des frais dont il s'agit et par laquelle il déclareroit qu'il se départ de l'amande prononcée en sa faveur reconnoissant qu'il n'a aucun droit de justice sur le terrein en question, et attendu que M. de Voltaire n'est que possesseur à vie de la terre de Tourney, il seroit également nécessaire de luy mander de faire signer sa requête conjointement par Mr de Brosses Président au Parlement de Bourgogne qui est le véritable propriétaire. L'on rendroit sur cette reqte un arrest que l'on remettroit entre les mains du Receveur des Domaines de Bourgogne qui seroit tenu de faire ses diligences pour recouvrer, s'il est possible, au profit de sa Majesté l'amande prononcée au profit de la seigneurie de Tourney, et dans tous les tems l'on seroit […] d'opposer Cet arrêt aux prétentions que l'on pourroit former sur la haute justice de Lapeyriére.

Je suis &a