à Geneve 11 mars [1760]
Ma chère et honorée demoiselle,
J'ay d'abord l'honneur de vous dire que notre famille a reçu une lettre de mademoiselle Cidafre.
Son futur n'est point du tout content d'elle. Il trouve très bon qu'elle consulte le cousin qui est un peu brutal à la vérité, mais qui comme vous dites a de l'argent et une bonne tête. Mais nous trouvons très mauvais qu'une fille qui monte en graine et qui a besoin d'être mariée fasse tant la difficile quand on luy veut assurer un très bon douaire. Ma belle demoiselle vous êtes un grand esprit, vous avez lu les fables de la Fontaine, souvenez vous de la fable du héron qui refusa de manger une carpe à son déjeûner, et puis une tanche, et une perche et qui finit par être trop heureuse de manger un colimasson!
Ma chère et honorée demoiselle je n'ay d'autre intérest à ce mariage que le bien des deux parties. Si votre parenté est capricieuse j'en suis bien fâché pour elle. Nous connaissons tout son mérite mais il ne faut pas la gâter. Nous pensions que vous étiez en commerce de lettres avec elle, et que vous pouviez luy faire entendre raison, car nous savons qu'avec tous vos charmes et touttes les grâces de votre esprit, vous avez un très bon cœur, et que vous êtes conciliante. Que vous êtes heureuse mademoiselle! vous avez vu tous les talents de l'auguste maison de Saxe Gotha se déployer! quel plaisir pour leur adorable mère! et pour made la grande maîtresse des cœurs. Monseigneur et madame son auguste épouse ont ils bien pleuré de joye? J'en aurais pleuré aussi, moy qui vous parle, si j'avais pu me transporter dans votre charmante cour. Mais j'ay été obligé de rester dans mon village, car les travaux de la campagne mademoiselle, doivent marcher les premiers, et vous sentez bien qu'il faut avoir du bled avant d'avoir du plaisir. Nos troupeaux se portent assez bien. Nous lisons les soirs avant de nous coucher. Nous voudrions bien pouvoir vous envoier les vers moraux qu'on attribue à sa majesté le roy de Prusse, mais on les a fait saisir en France et nous n'en aurons pas sitôt un exemplaire.
Le roy d'Espagne chasse les jésuittes du Paraguai. C'est du moins une consolation. Le frère Saci, jésuitte marchand banquier, a perdu à Paris un gros procez pour une lettre de change de dix mille écus. Cela fait baucoup de bruit dans l'église de dieu. Nos chers ministres de Suisse ne perdront jamais tant d'argent.
On paye en France environ le cinquième de son bien pour faire la guerre en Allemagne. Prions dieu ma chère demoiselle. Je suis avec toutte ma famille bien humblement votre très humble et obst serviteur
Nous vous prions de vouloir bien mademoiselle faire rendre ce poulet à la future.
Jaques Lamentier