1760-02-15, de Pierre Michel Hennin à Voltaire [François Marie Arouet].

M.,

Trop de gens se donnent les airs de vous écrire, et malheureusement il n'y a pas moyen de consigner cette sorte d'importuns.
Je me suis fait un devoir de n'en pas grossir le nombre depuis que j'ai l'avantage de vous connoitre et quelque flatteur qu'ait été l'accueil que j'ai reçu de vous, je n'ai pas crû qu'il m'y autorisât.

J'ai parcouru l'Italie avec cette avide curiosité qu'il est si naturel d'avoir à mon âge quand on aime les belles choses en tout genre. Combien de fois n'ai-je pas désiré de vous rencontrer sur les bords du Tibre ou bien au rivage du Pausilippe, d'être témoin de l'impression que produiroit sur une âme telle que la vôtre l'aspect de ces lieux respectables, dont le plus grand des peuples a marqué pour ainsi dire chaque point par un prodige. J'ai frémi de respect et de plaisir lorsque, du haut des jardins de Pincius, j'ai contemplé cette ville des villes, mélange étonnant de Temples, de Palais, de Ruines, où l'on ne sait qui l'emporte de la majesté antique ou de l'élégance moderne.

J'espérois M. pouvoir à mon retour vous entretenir des merveilles qui se sont offertes à mes yeux pendant le peu de mois que j'ai passé dans ce beau Pays. J'avois même à vous faire part de quelques anecdotes particulières qui vous intéressent et dont je comptois rire avec vous. Mais on s'est souvenu de moi dans le tems où je désirois le plus d'être oublié. Il m'a fallu revenir à tire d'aile partager les malheurs et les inquiétudes de mes concitoyens. A ce désagrément s'est jointe une maladie très longue et très douloureuse, qui m'a empêché d'accepter une commission flatteuse que le Roy avoit daigné me confier. Je me suis trouvé plus de philosophie ou moins de sensibilité que je ne l'aurois espéré dans cette occasion, et sans que je m'en sois beaucoup occuppé tout est réparé, ma santé s'est entièrement rétablie, et on m'envoye en Pologne avec un traitement honête et beaucoup de promesses.

La fortune qui jusqu'icy ne m'a guères contrarié semble vouloir me dédomager des désagrémens de la subordination en m'attachant à l'homme de France auquel il me sera le plus doux d'obéir. Vous connoissez, m. le nouvel Ambassadeur et je suis persuadé que vous pensez comme moy qu'on ne peut pas être exilé en meilleure compagnie. Je dis exilé pour me conformer aux idées de ce Pays cy, car je serois plus injuste qu'un autre si j'essayois d'accréditer le préjugé badaud qu'on ne vit qu'à Paris. Les Bords de la Vistule ont aussi leurs charmes. J'y ai passé des jours dont le souvenir me sera toujours prétieux, j'y retrouverai des gens que j'aime. Une expérience de huit années m'a accoutumé à la privation de tout ce dont on s'enyvre icy, et je n'ai heureusement pas eû le tems depuis mon retour de reprendre les goûts exclusifs qui m'y auroient attaché.

Que je serois ravi M., si ce nouveau voyage me fournissoit l'occasion de vous être de quelque utilité, et de vous donner des preuves des sentiments que vous m'avez inspirés.

Je compte ne pas rentrer en France sans avoir revû Berlin. Qui se plait au Théâtre, doit aimer jusqu'aux foyers, c'est du moins mon sentiment. Le hazard m'a rendu spectateur de très grandes scènes, je passe ma vie à réfléchir sur celles qui ont étonné le monde et à prévoir celles dont naturellement je vais être le témoin, et il me sera doux d'entendre votre bruyant disciple dire quand j'étois un héros du même ton dont l'abbé de  . . . disoit, quand j'étois un fat.

J'apprens M. par un de vos amis que je vois souvent que vous êtes satisfait de votre nouveau domaine, que tout ce qui vous entoure se ressent de votre bonheur. Je vous en félicite, ou pour mieux dire j'en félicite l'humanité. La douceur et la tranquilité de votre sort enhardira peut être ceux que nous avons intérêt de voir suivre vos traces. Vivez M., donnez nous des leçons, créez nous des plaisirs, et croyez que pour un ingrat vous ferez toujours mille admirateurs.

Je vous plaindrois pourtant si chacun de ceux qui vous rendent ce qui vous est dû étoit aussi verbeux que moy, mais je vous ai vû promener patiemment dans votre jardin une foule de gens que vous ne connoissiez pas, et j'ai dit, j'aurai aussi mon quart d'heure.

J'ay l'hr &c.