1760-01-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Le Journal encyclopédique.

Quelque répugnance, messieurs, qu'on puisse sentir à parler de soi même au public & quelque vains que puissent être quelques petits intérêts d'auteurs; vous jugerez peut-être qu'il est de circonstances où un homme qui a eu le malheur d'écrire, doit au moins en qualité de citoyen réfuter la calomnie.
Il n'est pas bien intéressant pour le public que quelques hommes obscurs aient depuis dix ans mis leurs ouvrages sous le nom d'un homme obscur tel que je le suis; mais il m'est permis d'avertir qu'on m'a souvent apporté dans ma retraite, des brochures de Paris qui portaient mon nom avec ce titre: Imprimé à Genève.

Je puis protester que non seulement aucune de ces brochures n'est de moi, mais encore qu'à Genéve rien n'est imprimé sans la permission expresse de trois magistrats, & que toutes ces puérilités, pour ne rien dire de pis, sont absolument ignorées dans ce pays où l'on n'est occupé que de ses devoirs, de son commerce, & de l'agriculture; & où les douceurs de la société ne sont jamais aigries par des querelles d'auteurs.

Ceux qui ont voulu troubler ainsi ma vieillesse & mon repos, se sont imaginés que je demeurais à Genéve; il est vrai que j'ai pris depuis longtemps le parti de la retraite, pour n'être plus en butte aux cabales & aux calomnies qui désolent à Paris la littérature; mais il n'est pas vrai que je me sois retiré à Geneve. Mon habitation naturelle est dans des terres que je possède en France sur la frontière, & auxquelles s. m. a daigné accorder des privilèges & des droits qui me rendent ces terres plus précieuses. C'est là que ma principale occupation assez connue dans le pays, est de cultiver en paix mes campagnes & de n'y être pas inutile à quelques infortunés. Je suis si éloigné d'envoyer à Paris aucun ouvrage, que je n'ai nul commerce avec aucun libraire ni directement ni indirectement, ni même avec aucun homme de lettres de Paris, & hors je ne sais quelle tragédie intitulée l'Orphelin de la Chine, qu'un ami respectable m'arracha il y a cinq à six années, & dont je fis le médiocre présent aux acteurs du Théâtre Français, je n'ai certainement rien fait imprimer dans cette ville.

J'ai été assez surpris de recevoir le dernier décembre, une feuille d'une brochure périodique intitulée L'Année littéraire dont j'ignorais absolument l'existence dans ma retraite. Cette feuille était accompagnée d'une petite comédie qui a pour titre la Femme qui a raison, représentée à Karonge, donnée par mr. de Voltaire, & imprimée à Genéve.

Il y a dans ce titre trois faussetés. Cette pièce, telle qu'elle est, défigurée par le libraire, n'est assurément pas mon ouvrage; elle n'a jamais été imprimée à Genéve. Il n'y a nul endroit ici qui s'appelle Karonge, & j'ajoute que le libraire de Paris qui l'a imprimée sous mon nom, sans mon aveu, est très répréhensible.

Mais voici une autre réponse aux politesses de l'auteur de l'Année littéraire. La pièce qu'il croit nouvelle fut jouée il y a 12 ans, à Lunéville dans le palais du roi de Pologne où j'avais l'honneur de demeurer; les premières personnes du royaume pour la naissance & peut-être pour l'esprit & le goût la jouèrent en présence de ce monarque. Il suffit de dire que mde la marquise du Châtelet, Lorraine, représenta la Femme qui a raison avec un applaudissement universel. On tait par respect le nom des autres personnes illustres qui vivent encore, ou plutôt par la crainte de blesser leur modestie. Une telle assemblée savait peut-être aussi bien que l'auteur de l'Année littéraire ce que c'est que la bonne plaisanterie & la bienséance. Les deux tiers de la pièce furent composés par un homme dont j'envierais les talents, si la juste horreur qu'il a pour les tracasseries d'auteur, & pour les cabales du théâtre, ne l'avaient fait renoncer à un art pour lequel il avait beaucoup de génie. Je fis la dernière partie de l'ouvrage. Je remis ensuite le tout en trois actes avec quelques changements légers que cette forme exigeait, & ce petit divertissement en trois actes, qui n'a jamais été destiné au public, est très différent de la pièce qu'on a très mal à propos imprimée sous mon nom.

Vous voyez mr que je ne suis pas le seul qui doive des remerciements à l'auteur de l'Année littéraire pour les belles imputations de grossièreté tudesque, de bassesse & d'indécence qu'il prodigue. Le roi de Pologne, les premières dames du royaume, & des princes peuvent en prendre leur part avec la même reconnaissance; & le respectable auteur que j'aidai dans cette fête, doit partager les mêmes sentiments.

Je me suis informé de ce qu'était cette Année littéraire, & j'ai appris que c'est un ouvrage où les hommes les plus célèbres que nous ayons dans la littérature sont souvent outragés. C'est pour moi un nouveau sujet de remerciement. J'ai parcouru quelques pages de la brochure; j'y ai trouvé quelques injures un peu fortes contre mr le Mierre; on l'y traite d'homme sans génie, de plagiaire, de joueur de gobelets; parce que ce jeune homme estimable a remporté trois prix à notre Académie, & qu'il a réussi dans une tragédie longtemps honorée des suffrages encourageants du public.

Je dois dire en général, & sans avoir personne en vue, qu'il est un peu hardi de s'ériger en juge de tous les ouvrages & qu'il vaudrait mieux en faire de bons.

La satire en vers, & même en beaux vers, est aujourd'hui décriée; à plus forte raison la satire en prose, surtout quand on y réussit d'autant plus mal qu'il est plus aisé d'écrire en ce pitoyable genre; je suis très éloigné de caractériser ici l'auteur de l'Année littéraire, qui m'est absolument inconnu; on me dit qu'il est depuis longtemps mon ennemi; à la bonne heure. On a beau me le dire; je vous assure que je n'en sais rien.

Si, dans la crise où est l'Europe, & dans les malheurs qui désolent tant d'états, il est encore quelques amateurs de la littérature qui s'amusent du bien & du mal qu'elle peut produire; je les prie de croire que je méprise la satire, & que je n'en fais point.

Voltaire