1er janvier 1760
Vous m'avez écrit mon cher monsieur une lettre où vous peignez la plus belle âme du monde avec des couleurs dignes du peintre.
Il me semble que vous êtes un peu fâché contre le genre humain qui le mérite bien, surtout en ce temps cy, en y comprenant les meurtries prussiens, les assassins jésuittes, et les coupeurs de bourses privilégiez qui nous ruinent. Si c'est seulement philosophie qui vous fait voir les hommes tels qu'ils sont, je vous en fais mon compliment; si malheureusement vous aviez à vous plaindre de quelque injustice de la part de ces animaux à deux pieds sans plume, parmi les quels il y en a de si ingrats et de si méchants, comptez que je m'y intéresse très vivement, et que je souhaiterais avec passion d'être à portée de vous consoler. Mais je n'imagine pas que n'ayant jamais fait que du bien, et jouissant d'une fortune tranquile dans le sein des belles lettres, et surtout dans la société de madame de Ruffey vous puissiez être au nombre de ceux qui se plaignent.
Vous me demandez monsieur si j'ay achevé mes bâtiments. J'ay été beau train jusqu'au ministère du traducteur de Pope. Mais ce diable d'homme qui avait traduit le tout est bien nous a bien vite prouvé que tout est mal. Il m'a fait perdre une partie de mon bien. Je m'imaginay que parce qu'il mariait son neveu à une de mes parentes je devais avoir confiance en luy, mais àprésent je n'ay d'autre ressource que d'abandonner mes projets.
Ainsi se passe une partie de la vie à se tromper dans ses idées. Il faut prendre son party. Partir toujours du point où l'on est, regarder le moment présent comme celuy où tout commence pour nous, calculer l'avenir, et jamais le passé, regarder ce qui s'est fait hier comme s'il était arrivé du temps de Pharamond, c'est je crois la meilleure recette. Je ne voudrais pourtant pas oublier le passé quand je songe aux moments où j'ay eu l'honneur de vivre avec vous. Ma santé est bien moins mauvaise que mes affaires, mon cœur est à vous bien véritablement.
V.