1759-08-21, de Antoine Valette de Traversac à Jacob Vernes.

Monsieur,

Il y a longtemps que je suis instruit, par vos ouvrages, de la beauté de votre esprit, et par m. Salles de l'excellence de votre cœur.
Je sais même que vous avez toutes les vertus de notre profession sans en avoir aucun défaut: vous êtes tout à la fois l'ami de dieu et celui des hommes. Pouvais je vous savoir ces qualités sans vous accorder mon estime? M. Salles vous aurait il laissé ignorer les droits que vous avez depuis longtemps sur mon cœur? Privé de vos talents, je me glorifie de vos vertus, et deux âmes aussi semblables sont sans doute faites pour s'aimer. D'ailleurs, monsieur, nous nous sommes fait l'un et l'autre un même objet d'admiration: le grand homme que vous voyez tous les jours, je le lis tous les jours aussi, et je prends, en le lisant, autant de plaisir que vous en avez à l'entendre: vous jouissez de sa conversation, et je jouis de ses ouvrages: son âme était trop belle pour qu'il ne la jetât pas dans ses écrits, je l'y vois toute entière: aussi ai je lié avec elle un commerce d'amitié si vif que je ne crois pas que la vue du corps pût y ajouter quelque chose. Autre raison de nous unir, monsieur; vous connaissez m. de La Beaumelle, je le connais aussi. Pendant le séjour qu'il a fait à Nimes, il m'a fait l'honneur de me venir voir à Bernis. Au moment que je vous écris, il vient de me quitter. Je lui ai fait voir un de mes ouvrages; j'avais quelque répugnance à le lui montrer parce qu'il est plein de mon admiration pour m. de Voltaire. Quelle joie n'ai je pas eue lorsque je l'ai vu lire, avec un véritable plaisir, cette foule d'endroits que je craignais ne lui faire peine! J'étais décidé à les soutenir unguibus et rostro; mais je n'ai eu aucun besoin de mon courage: j'ai trouvé, dans cet adversaire public du doge de la république des lettres, un admirateur secret: loin d'improuver mes éloges, Il les a renforcés, et d'une façon bien brillante. Mon ouvrage traite des académies de l'Europe: dans un endroit où, par la consolation de ceux qui n'en sont pas, je prouve que les académies ne possèdent pas toujours les meilleurs sujets, j'oppose, à la liste de l'académie française, une liste d'écrivains célèbres non académiciens, en faisant observer qu'il y a, dans l'une comme dans l'autre, une somme d'esprit tout au moins égale. J'avais cru qu'il fallait nécessairement donner un vis à vis à chaque académicien, et quoique je n'eusse personne qui pût figurer dignement avec m. de Voltaire, j'avais fait choix, pour compléter ma liste, de l'homme le plus célèbre que nous eussions: m. de La Beaumelle a rayé de sa propre main le nom de ce second français, il a porté celui de son prétendu ennemi à la tête et au milieu des deux listes: votre liste en souffrira, m'a-t-il dit, mais la vérité y gagnera: m. de Voltaire n'a point de pair, et il doit paraître dans votre liste comme tel. Des gens d'esprit, qui étaient présents à l'examen de l'ouvrage, et qui sans doute craignaient que la liste n'en fût déparée, se sont récriés en vain sur cette distinction extraordinaire: m. de La Beaumelle a toujours persisté à la vouloir, et je l'ai adoptée avec d'autant plus de plaisir qu'elle était conforme à mes idées, et qu'elle partait de quelqu'un qui me la rendait bien précieuse. Pour sentir tout le prix de cet hommage que m. de La Beaumelle a rendu à monsieur de Voltaire, il faudrait connaître l'ouvrage, et voir la forme des deux listes: j'ose dire que, quoique toute la république des lettres s'épuise depuis longtemps en éloges pour tâcher de rendre justice à ce grand homme dans tous les genres, il ne sera jamais loué nulle part aussi fortement qu'il vient de l'être dans mon ouvrage par celui qu'il regarde comme son ennemi. Hé! monsieur, n'y aurait il pas moyen d'accorder des gens qui sont si bien d'accord, et de faire cesser des injures que le cœur désavoue au même temps que la main les écrit? C'est pour ma propre satisfaction que je parle ainsi: je respecte l'un, j'aime l'autre, je les estime, je les admire tous les deux; leurs ouvrages font mes délices; mais que mes plaisirs sont mêlés d'amertume lorsque j'y vois ces traits qu'ils se décochent l'un l'autre! Mon cœur en est percé, mon âme en est déchirée, et ce n'est pas toujours l'offensé que je plains le plus dans l'offense.

Pardonnez, monsieur, la liberté que je prends; j'ai cru qu'une œuvre digne du ministère qui nous est commun, m'autorisait à vous écrire: il me tardait d'ailleurs d'être connu de quelqu'un que j'estime depuis longtemps. J'ai l'honneur d'être avec un profond respect,

Monsieur,

votre très humble et très obéissant serviteur,

Valette prieur de Bernis