1759-10-20, de Antoine Valette de Traversac à Jacob Vernes.

M'inviter, monsieur, à une liaison particulière, c'est prévenir mes désirs.
Quand je me vois divisé de religion avec des âmes comme la vôtre, je redouble d'amitié pour regagner par les sentimens ce que je pers du côté des opinions. J'ai fait passer votre lettre à m. de La Beaumelle, il ne se presse pas d'écrire parceque vous ne nous dites rien de précis, & que d'ailleurs le connoissant laborieux, persuadé qu'il m'aime, & le sachant dans la ville la plus savante de nos provinces, je l'ai surchargé de questions littéraires. J'attendois sa réponse pour vous faire la mienne: votre lettre à m. Salle ne m'en donne pas le tems. Vous demandez, monsieur, ce que c'est que le tripot de Milhaud: la lettre que cette académie a écrite aux journalistes, & que vous trouverez dans ce paquet, vous en instruira. Si elle ne vous paroit pas tout-à-fait indigne d'être présentée à m. de Voltaire, le second exemplaire lui est destiné. C'est sa façon de penser sur les petites académies de province qui a fait naître la nôtre. Vous connoitrez par sa lettre l'esprit de son institution: c'est le Démocrite de ces petits corps. L'idée en a paru si raisonnable qu'il y a presse pour y entrer; notre ami commun en est. Dans ce moment je reçois une lettre du juge-mage au sénéchal d'Uzés qui demande à être reçu. En avez-vous envie? mandez-le moi: mais qu'il ne paroisse pas que je vous aye sollicité; c'est la plus solemnelle de nos loix. Votre lettre a été lûe par nos messieurs: elle en a été d'autant plus goûtée que l'on y a vû, avec beaucoup d'esprit & un cœur excellent, tous les sentimens du tripot sur les académies.

Il y a, monsieur, quelques allusions dans la lettre aux journalistes qui seront perdues pour vous. Le professeur en langue françoise porte sur un professeur de grec & d'hébreu que s'étoit donné une de ces petites académies, & qui décampa, le surlendemain de son arrivée, par les soins des jésuites qui ont le Collège du lieu, & plus encore faute d'écoliers. Du reste on s'abstient scrupuleusement de toute personnalité: c'est pour nous, bien mieux que pour Freron, que Martial a dit: parcere personis, dicere de vitiis. L'Elagueur est écrit avec encore plus de ménagement; pas la plus petite allusion, un seul académicien y est désigné, comme vous verrez, mais j'y ai été forcé par une tournure de pensée indispensable dans cet endroit; d'ailleurs je supprimerai jusqu'à la lettre initiale de son nom. Je suis infiniment sensible, monsieur, à l'empressement que vous marquez pour voir cet ouvrage: il n'est pas mis au net: je vous en envois l'idée: comme je n'ai encore ni table, ni sommaire, ç'a été un travail pour moi: j'ai cru qu'il m'étoit permis de vous demander du retour: vous verrez à la fin du cayer ce dont il s'agit.

Notre ami commun est fort â son aise: ses mémoires de Maintenon lui ont valu bien de l'argent, dont il s'est donné bon nombre d'actions. Nous l'avons vû à Nismes pendant long tems, & je sai qu'il est à Toulouse sur un très-bon pied; valets, sécrétaires, équipage, & donnant très-bien à manger. Il n'a pas tenu à lui qu'il n'ait achetté la baronie de Serviés; il est aux aguets pour une charge dans quelque cour souveraine. Si son mariage avec sa cousine n'a pas eu lieu, c'est que les trois frères ont enfin réussi à épouvanter leur sœur en prètant à son fiancé une humeur voyageuse qu'il n'a plus, & en lui faisant appréhender de le voir souvent à la Bastille. Ces craintes factices l'ont emporté sur un goût réel: l'affaire s'est finie de part & d'autre avec toute la décence possible. Le mémoire qu'il fit à cette occasion a été enlevé. M. Salle se donnera à Nismes des mouvemens pour vous en procurer un exemplaire; je n'en ai qu'un; si j'avois prévû votre désir, vous en eussiez eu cent; j'avois vû travailler l'ouvrage, j'eus le premier imprimé; il me le porta lui-même ici; le présent étoit d'autant plus flatteur qu'il étoit alors décidé à le supprimer.

Vous ai-je dit avec quel agrément il est à Toulouse? caressé des grands, estimé des gens de lettres, aimé de tout le monde. J'ai ici, me mande-t-il, plus d'amis que je ne puis retenir de noms. M. le Franc l'a emmené à Pompignan où il est avec une foule de conseillers au parlement. Il y travaille à l'éloge funèbre de m. de Maupertuis. Vous verrez bientôt paroître son Tacite traduit, avec les lacunes suppléées; il a fait, pour m. Le comte de St Florentin, un mémoire sur les protestans du Languedoc: cet ouvrage, qui formera trois volumes, est actuellement entre les mains de ce ministre d'état. La nouvelle édition de sa réponse au supplément du siècle de Louis XIV a déjà dû paroître; cet ouvrage étoit lâché avant qu'il fût question de réconciliation; il est considérablement augmenté: je ne sai point sur quoi portent ces augmentations. Sans doute que c'est pour répondre aux notes que m. de Voltaire a faites sur ses mémoires de Maintenon. Vous devinez bien quelle peut être la cause de mon ignorance à cet égard: notre ami connoit tout le chagrin que me cause une division malheureuse entre l'objet de mon amitié & celui de mon admiration.

Qu'il me tarde, monsieur, de posséder l'histoire de Pierre le grand! Je lirai avec volupté la vie d'un grand homme écrite par un grand homme: Et Aménaïde ne paroitra-t-elle point? il nous est indifférent qu'elle se joue, notre désir est qu'elle s'imprime; la lecture est tout notre théâtre, que je vous plains d'être à portée de voir représenter m. de Voltaire sans pouvoir jouir de ce plaisir! Avec bien des talens que Racine n'avoit point, il a tous ceux qu'il avoit: comme lui il est grand auteur & grand acteur, &, s'il faut en croire m. l'abbé de La Calmette, l'un des membres du tripot, jamais Despréaux, Nicole & m. de Valincourt ne furent émus à Auteuil, comme il sait émouvoir.

Je suis avec toute l'estime possible, monsieur, votre très-humble & trèsobéïssant serviteur,

Valette de Traversac, prieur de Bernis